LE FESTIVAL ARS ELECTRONICA DE LINZ
par Dominique Moulon [ Octobre 2011 ]
Le doyen des festivals d'art numérique, après un passage éclair à la Tabakfabrik, est revenu sur ses lieux de prédilection que sont l'Ars Electronica Center, la Brucknerhaus, le Lentos et l'OK Centrum où se tenait une autre exposition : Hohenrausch. Quant au symposium de cette édition 2011, intitulé Origin, il a été organisé en collaboration avec le CERN.
Pré cinéma
Ryota Kuwakubo,
"Lost #2", 2010,
Source Keizo Kioku,
Courtesy ICC.
Il y a, en haut de l'
Ars Electronica Center, une œuvre que l'on pourrait manquer tant elle est silencieuse et fragile, protégée du reste de l'exposition par l'obscurité de son environnement propre. "Lost #2" est un hommage au pré cinéma, dans un musée dédié aux plus innovantes des technologies ! Et l'on imagine aisément l'artiste
Ryota Kuwakubo disposer méticuleusement des objets du quotidien sur un plan horizontal. La lumière, depuis, a été éteinte pour ne jamais se rallumer et c'est un petit train électrique équipé d'une diode électroluminescente qui convertit son environnement proche en un paysage fantastique. Lentement il évolue, sans à-coups, à l'image d'un projecteur 35mm. C'est ainsi qu'il nous raconte l'histoire d'un voyage au gré des contrastes entre ombres et lumières. Des gommes y dessinent ainsi une ville. Quant aux crayons alignés qui ont définitivement perdu leurs couleurs, c'est un champ d'obélisque qu'ils représentent. Plus loin dans le temps, une simple passoire devient dôme de lumière. Sans oublier les ampoules, le long de la voix, telles autant d'immenses châteaux d'eau. Puis, subitement, le modèle réduit revient sur sa trajectoire, à grande vitesse. Le film est alors rembobiné en mode accéléré. Une excellente métaphore pour évoquer le fait qu'il y a peut-être, dans l'urgence de fins imminentes, des stimuli qui puissent déclencher les rembobinages de nos vies entières.
Cinéma expérimental
Wim Janssen,
"Continuization Loop",
2010,
Source Wim Knapen.
Le cinéma, finalement, est affaire de lumière et a, jusqu'à tout récemment, essentiellement été affaire de pellicule, si et seulement si on omet les histoires et les émotions, les tendances et les styles. Et ce n'est pas le cinéaste Paul Sharits, qui a consacré une partie de sa vie à réaliser des films à clignotement, qui nous démentirait. L'installation "Continuization Loop" de
Wim Janssen, qui est présentée au sein de l'exposition Cyberart de l'OK Centrum, s'articule autour d'une interminable boucle de pellicule 35mm. Où il n'y a que des images, ou frames, noires ou blanches. De haut en bas, comme de bas en haut, elles défilent sous nos yeux, une colonne sur deux, tout en masquant alternativement la puissante lumière qui fait partie intégrante de l'œuvre. Ce dispositif cinématographique, bien que résolument analogique, pourrait tout à fait contenir un message qui aurait été encodé en langage binaire. Mais qui serait à même de le décrypter, quand nous sommes tout simplement captivés, littéralement hypnotisés par le flux ininterrompu des images, des ombres et des lumières. Le cinéma est aussi affaire d'échelle, alors on prend du recul pour n'y voir plus que du bruit, dans l'image, sans que nos yeux ne puissent s'en détourner.
Effets spéciaux
Rejane Cantoni
& Leonardo Crescenti,
"Tunnel", 2010.
Restons à l'OK Centrum où l'on se demande si l'on peut traverser cette sculpture aux allures de couloir à une époque où la moindre des œuvres cinétiques ou minimales, même participative, est devenue intouchable dans le musée qui la conserve. Mais c'est au contraire quand on la traverse que cette pièce, judicieusement nommée "Tunnel" par le duo brésilien
Cantoni-Crescenti, prend tout son sens. Progressivement, le sol se dérobe quelque peu sous nos pas pendant que les portiques correspondant aux lames enfoncées basculent. Le corps de l'œuvre se contorsionne comme celui d'un serpent avalant sa proie. Le spectateur, quant à lui, observe cet espace architectural qui, littéralement, se liquéfie pendant son passage. Comment ne pas penser aux effets spéciaux de l'avant numérique, quand il fallait rivaliser d'ingéniosité, ou à cet art des ingénieurs qui construisent tunnels et ponts en mêlant les lois de la physique à celles de l'esthétique. A plusieurs, l'expérience se complexifie alors que les participants rivalisent eux aussi d'ingéniosité pour mieux détourner cette sculpture cinétique résolument participative.
Cinema sampling
Julian Palacz,
"Algorithmic search for love",
2010.
Il est des idées qui sont dans l'ère du temps. Ainsi aujourd'hui, la profusion des images encourage certains artistes à ne plus en produire de nouvelles. On parle alors de cinema sampling ou de found footage, selon les contextes. L'œuvre "The Clock", de Christian Marclay, doit être linéaire pour être présentée dans une biennale d'art contemporain comme celle de Venise alors que celle de Julian Palacz, "Algorithmic search for love", est interactive comme il ce doit dans un festival d'art numérique, celui de Linz. Mais il y a eu, dans les deux cas, une collecte d'innombrables séquences filmiques, mentionnant l'heure pour "The Clock" et avec des paroles pour "Algorithmic search for love". Si le temps prédomine, dans le premier cas, ce sont les mots saisis par les spectateurs qui, dans le second cas, sont pris en compte par la machine effectuant le montage qu'elle diffuse en temps réel. C'est ainsi que des échantillons de "I love you" ou de "Holy shit" se succèdent à l'image, d'un film à l'autre. Deux formes d'écriture et de langage, se superposent alors, celle de l'artiste autrichien qui a rédigé l'algorithme et celle de la machine exécutant les ordres du public.
Du biologique dans l'art
Art Orienté Objet,
"May the Horse Live in Me",
2011, Source Miha Fras.
Ars Electronica compte parmi les festivals d'art numérique qui intègrent les pratiques artistiques interrogeant le vivant. C'est d'ailleurs l'une des raisons d'être du Golden Nica de l'Art Hybride qui revient cette année aux membres du collectif français
Art Orienté Objet. Leur projet, "May the Horse Live in Me", a débuté il y a quelques années. Depuis, Marion Laval-Jeantet s'est progressivement préparée à recevoir la dose d'immunoglobulines de cheval que Benoît Mangîn lui a injecté à la galerie Kapelica de Ljubljana, en Slovénie, pendant la performance du 22 février 2011. On voit Marion chausser des prothèses, afin que son regard croise celui du cheval, dans la vidéo qui témoigne de cette fusion allant au-delà du symbolique. Elle va même jusqu'à recouvrir l'œil de l'animal avec sa main sans que celui-ci ne réagisse véritablement, tant il est "confiant" pendant l'expérience. Plus tard, elle confiera avoir décelé en elle des états qu'elle avait ignorés jusque-là, bien après l'élévation momentanée de sa température corporelle. Mais quelle pourrait être aujourd'hui la part d'animalité que le corps de l'artiste n'aurait su éliminer ? A la fin de la performance, l'artiste remet la blouse blanche qui transforme ainsi le cobaye humain qu'elle a été en scientifique dans une mise en scène préalablement établie dans les moindres détails. Avec Benoît Mangîn, elle observe le "sang mêlé" que ce dernier vient de lui prélever. Du "sang de centaure" !
En miniature
HeHe,
"Is there a horizon
in the deep water?",
2011.
Il y a des lignes de couleurs sur les sols de l'OK Centrum. En se suivant, elles signalent la cohabitation d'artistes de deux expositions distinctes, dans un même espace. Et c'est le cas dans la salle principale que Stefan Banz a inondée pour la convertir en une mer intérieure alors que le collectif
HeHe y a placé le modèle réduit d'une plateforme pétrolière. Le titre de cette seconde installation, "Is there a horizon in the deep water?", nous rappelle la catastrophe récente qui a souillé les eaux du Golf du Mexique. C'est précisément ce triste événement qu'Helen Evans et Heiko Hansen reconstituent à grand renfort d'artifices et de fumées, quand la nuit tombe. Nous sommes habitués à l'idée de reconstitution et toutes les batailles, même les plus sanglantes, ont été rejouées à maintes reprises. On peut aisément se procurer la miniature d'un soldat napoléonien ou d'un avion de combat alors que les modèles réduits de plateformes pétrolières et de centrale nucléaire sont réservés aux industries cinématographiques d'Hollywood. Le grand public serait-il davantage préparé à la reconstitution des catastrophes humaines plutôt qu'industrielles ? Y aurait-il quelque urgence à oublier les erreurs que nous pourrions par conséquent répéter plus aisément ?
Théorie des catastrophes
Ralo Mayer,
"Obviously a Major
Malfunction", 2011,
source Kennedy
Space Center,
NASA, 1986.
Bien d'autres catastrophes sont encore évoquées dans le sous-sol du
Lentos que Ralo Mayer a investi. L'artiste autrichien nous y invite à la résolution d'énigmes au travers de fragments provenant, l'un des tréfonds de l'espace, une météorite vieille de plus de quatre milliards d'années, l'autre du réacteur de la centrale de Tchernobyl. Et puis il y a ce "magnifique" Panache de fumée blanche généré par l'explosion en vol de la navette Challenger. Sans commettre la reconstitution, au sol, de Columbia. « Manifestement, des dysfonctionnements majeurs » ont causé ces deux catastrophes spatiales. Peut-être aussi qu'il y a quelques erreurs humaines, même infimes et donc comparables aux battements d'ailes d'un papillon, qui se sont succédées durant l'assemblage de ce que Ralo Mayer qualifie de « machine la plus complexe jamais construite ». A moins que l'on considère, comme le fait Paul Virilio, le potentiel catastrophe inhérent aux inventions elles-mêmes car « Inventer le navire, c'est inventer le naufrage, l'avion le crash, et le train, la catastrophe ferroviaire ».
Dans les hauteurs de Linz
Fujiko Nakaya,
"Cloud Parking in Linz", 2011,
Source Otto Saxinger.
L'autre exposition, à l'
OK Centrum, s'intitule Hohenrausch et se prolonge au-dessus des toits du bâtiment que l'on peut observer depuis les ponts de bois suspendus par l'atelier Bow-Wow. Errant ainsi dans les hauteurs de la ville, nous nous sommes quelque peu rapproché des nuages et nos corps disparaissent lorsqu'ils sont engloutis dans celui créé artificiellement par Fujiko Nakaya. Mais seule la cause est artificielle car c'est bien de la vapeur d'eau que les brumisateurs dispersent tout autour des spectateurs. L'artiste japonaise, depuis sa première mondiale en 1970 à l'exposition universelle d'Osaka, sculpte ainsi des nuages n'ayant d'artificiel que les dispositifs qui les génèrent. Or quel plaisir de disparaître ici pour réapparaître là, de jouer avec cette nature d'artifice. Quelle jouissance, quand nous devenons hypersensibles à tous les sons dès l'instant que nous perdons temporairement la vue. Et les esprits sont allégés par la disparition des corps alors que les mains cessent de scruter l'invisible, l'inconnu. A demi immergé, c'est la partie visible du monde que l'on observe tel le "Voyageur contemplant une mer de nuages" de Caspar David Friedrich.
Article rédigé par Dominique Moulon pour Digitalarti, Octobre 2011.