ARS ELECTRONICA, TOTAL RECALL
par Dominique Moulon [ Septembre 2013 ]
Gerfried Stocker et Christine Schöpf qui codirigent artistiquement le festival Ars Electronica ont opté cette année pour un titre emprunté au réalisateur Paul Verhoeven : Total Recall. La mémoire, donc son stockage ou sa perte, est au centre des problématiques abordées durant le symposium. Mais elle est aussi le fil conducteur entre les œuvres de l’exposition de la Brucknerhaus.
Volutes analogiques
Ei Wada,
Falling
Records,
2013.
L'exposition “Total Recall” se tient essentiellement dans la grande galerie vitrée de la Brucknerhaus. Celle-là même qui donne sur le flux des eaux argileuses du Danube. Et tout au fond de la galerie, on remarque les quatre lignes verticales blanches qui composent l’installation “Falling Records” d’
Ei Wada. On s’aperçoit, de plus près, qu’il s’agit en fait de caissons lumineux au sein desquels des bandes magnétiques se déroulent en formant des volutes d’une extrême élasticité. Le bourdonnement que l’on perçoit pourrait être qualifié de “quatre pistes” car il provient des quatre magnétophones à bande disposés tout en haut des caissons lumineux ayant ainsi les allures de socles. Les moteurs des magnétophones symbolisant parfaitement l’état analogique de la musique du vingtième siècle, simultanément s’inversent et s’accélèrent pour le rembobinage. On reconnaît alors la plus célèbre des valses de Johann Strauss, “Le Beau Danube Bleu”, en mode accéléré. Cette référence amusée de l’artiste japonais ajoute un caractère “in situ” à sa sculpture cinétique et sonore évoquant parfaitement la mémoire analogique qui disparaît à la vitesse à laquelle les volutes magnétiques s’évanescent durant le rembobinage.
Musique du monde
Yuri Suzuki,
“The Sound
of the Earth”,
2013.
A côté de la pièce d’Ei Wada, il y a une autre sculpture cinétique et sonore conçue par un autre artiste japonais nommé
Yuri Suzuki. Intitulée “The Sound of the Earth”, elle fait aussi référence à ce monde analogique en voie de disparition au travers d’un matériau d’hier : le vinyle. C’est un globe terrestre en révolution intégralement noir et il faut une trentaine de minutes pour que l’aiguille se déplaçant sur sa latitude en termine la lecture. Yuri Suzuki, avant de designer cet objet aux formes épurées, a parcouru la planète pour en rapporter les musiques du monde qu’il a ensuite gravées sur l’unique sillon du globe. A chaque pays correspondent des musiques, aux mers et océans ont été attribués des silences que seuls les accidents consécutifs à l’usure perturbent. La musique globale qui en résulte est aussi rythmée que répétitive. Même si l’on croit parfois reconnaître le timbre d’un instrument comme le son d’une voix. Ce parcours sonore n’est autre que la résultante analogique de l’hybridation de toutes les cultures du monde ou presque. Or s’il est une musique du monde, par la synthèse analogique, c’est bien celle-ci.
Esthétique de l’hybride
Koen Vanmechelen,
Cosmopolitan Chicken Project,
1999-2013.
Quittons la Brucknerhaus pour nous rendre à l’
Offenes Kulturhaus où se tient l’exposition CyberArts regroupant traditionnellement les œuvres des artistes de l’année. Le très attendu Golden Nica en Art Hybride a été obtenu par l’artiste Belge
Koen Vanmechelen pour son projet de poulet Cosmopolite (CCP) initié en 1999 par le croisement entre un coq Belge, le Mechelse Koekoek, et une poule de Bresse. C’est ainsi qu’il a obtenu le premier hybride artistique qu’il a nommé le Mechelse Bresse avant de le croiser avec l’English Redcap et ainsi de suite jusqu'au dernier en date : le Michelese Senegal. L’artiste nous rappelle que ce sont les hommes qui, au fil du temps, ont façonné le poulet domestique, Gallus gallus domesticus, selon leurs cultures car il n’y avait, initialement, qu’une espèce sauvage : le Gallus gallus provenant du Sud-Est Asiatique. Le célèbre poulet de Bresse n’est-il pas en effet à l’effigie du drapeau français avec ses pattes bleues, son corps blanc et sa tête rouge ? Vanmechelen projette donc d’obtenir le plus cosmopolite des poulets, aux gènes mêlés de tous les coqs et de toutes poules du monde. Plusieurs commissaires d’art contemporain, de Venise à Cassel, ont été séduits par ce projet aux multiples formes et symbolisant parfaitement toutes les mixités.
Robotique des sens
Louis-Philippe Demers,
The Blind Robot, 2012.
La mention d’honneur en Art Hybride a été attribuée à
Louis-Philippe Demers pour son “Blind Robot”. Les visiteurs de l’Offenes Kulturhaus sont invités à s’asseoir sur une chaise haute et c’est alors que le robot aveugle entre en action en découvrant celle ou celui qui lui fait face avec une délicate attention. Du “bout des doigts”, il scrute son hôte des hanches au visage. Tout, ici, du titre de l’installation aux mouvements des bras articulés, encourage à imaginer le déficient visuel humain ou robotique qui n’est pourtant pas là. Mais tous se prêtent au jeu, ayant confiance en la machine sans en connaître les paramétrages. Ils s’offrent aux robots qu’un titre et deux bras articulés à la délicatesse extrême suffisent à personnifier. Les échanges qui se succèdent nous encouragent à reconsidérer les machines lorsque nous les libérons des tâches répétitives que d’ordinaire nous leur confions. Or n’est-ce pas une tâche qui incombe aux artistes que celle d’inciter à reconsidérer notre relation à l’autre, qui ou quel qu’il soit ?
Corps résonnant
Cod.Act,
Pendulum Choir,
2011.
A Ars Electronica, il y a toujours des œuvres qui ne sont que documentées, essentiellement par l’image vidéo notamment lorsqu’il s’agit de performances comme ”Pendulum Choir” de
Cod.Act. Ce qui n’a pas empêché aux frères Décosterd qui forment le duo suisse de remporter le prix de l’art interactif. Ensemble, ils ont composé la musique et construit le dispositif scénique tentaculaire auquel sont attachés neuf choristes. Ils font littéralement corps avec la machine qui les meut indépendamment les uns des autres à l’aide de vérins hydrauliques. Cette machine, à la fois cœur et instrument, les Décosterd l’ont pensée tel “un grand poumon” extérieur aux corps des choristes qui fusionnent avec elle durant le temps de la performance. Ils semblent échapper à la gravité lorsqu’ils s’élèvent de leurs voix, pour redescendre dans les graves. Parfois serrés les uns contre les autres, ils se frôlent sans jamais s’effleurer tant la machine est précise, même lorsque les déplacement, nous apparaissent quelque peu chaotiques, ou plutôt organiques. Les hommes, les vérins, la machine et l’espace sonore forment alors un corps résonnant.
Contrôler les éléments
Random International,
Rain Room, 2012.
Parmi les œuvres qui sont documentées à l’OK Centrum, il y a l’installation “Rain Room” dont la captation effectuée en 2013 dans la Curve du Barbican Center a déjà fait le tour du monde des serveurs vidéo. De loin, dans cette séquence, on perçoit le bruit blanc tant apprécié des urbanistes et architectes qui installent des fontaines dans nos centres commerciaux pour masquer le son de nos échanges. C’est le bruit de l’eau dont on dit qu’il apaise même lorsque son volume est élevé. Celui d’une forte pluie artificielle que les membres du collectif
Random International sont parvenus à contrôler pour qu’elle cesse sur le passage des visiteurs. Ils agissent sur la pluie en l’interrompant comme elle agit sur eux en les ralentissant. A l’ère du numérique autorisant tous les contrôles, des objets aux populations, l’installation interactive “Rain Room” s’inscrit dans la continuité des œuvres cinétiques historiques. Elle renforce l’idée que le numérique n’est autre qu’un médium de l’art contemporain. Ce qui n’a certainement pas échappé aux commissaires d’exposition du MoMA de New York où elle était présentée l’été dernier.
Cinétique et numérique
Daniel Rozin,
Angles Mirror, 2013,
Courtesy Bitforms Gallery.
Une autre installation renforce l’idée qu’il est des filiations évidentes entre les tendances cinétiques et numériques de l’art contemporain. C’est celle intitulée “Angles Mirror” de
Daniel Rozin car elle nous évoque le travail d’artistes comme Julio Le Parc, tant par la forme, que par la couleur, la répétition ou le mouvement. Dans son état “animé”, les 456 bâtonnets de couleur jaune composent, décomposent et recomposent des figures géométriques. Dans son état interactif, elle bénéficie des possibilités illimitées qu’offre le médium numérique. C’est là qu’elle renvoie son image à celle ou celui qui lui fait face sous la forme d’une silhouette de basse résolution. La précision n’est pas celle d’un miroir, mais on reconnaît pourtant ceux que le dispositif représente comme on identifie, par ses mouvements ou postures, un ami dans le lointain. Les visiteurs qui se succèdent font partie intégrante de l’œuvre et l’on pense aussi à la pratique du circuit fermé en art vidéo. Une pratique initiée par le détournement des premiers caméscopes analogiques durant la fin des années soixante et que les artistes d’aujourd’hui réinventent en s’appropriant les innovations de leur temps.
Miroir de nos singularités
Yinka Shonibare MBE,
Odile and Odette, 2005,
Courtesy Stephen
Friedman Gallery.
Le miroir, depuis que le verre existe, est un élément récurant dans l’histoire des arts visuels. Et c’est son absence qui interroge dans la séquence vidéographique “Odile and Odette” présentée au sein d’une autre exposition de l’OK Centrum, la Biennale Cuvée. L’artiste
Yinka Shonibare MBE n’en a préservé que le cadre doré qui sépare les deux danseuses de ballet. L’œuvre est inspirée du Lac des Cygne, où l’une représente le cygne blanc et l’autre le cygne noir. Leurs mouvements, parfaitement symétriques, nous donnent le miroir en évidence. Une évidence renforcée par le fait qu’une ballerine disparaît de l’image lorsque l’autre sort du cadre. Elles sont donc semblables en tout comme les reflets sont similaires aux portraits. Seule la couleur de leur peau respective diffère et c’est là le sujet de l’œuvre, bien au-delà de la disparition du miroir, en répétition, qui constitue l’un des éléments précurseurs d’une danse contemporaine. Car l’œuvre de cet artiste né à Londres d’une famille nigérienne nous interroge sur l’importance relative, quand tout nous rapproche, de nos singularités.
Article rédigé par Dominique Moulon pour MCD, Septembre 2013.