ARTICLES

ARS ELECTRONICA 2012
par Dominique Moulon [ Octobre 2012 ]
C’est précisément le 18 septembre 1979, à Linz, que le premier festival Ars Electronica a été créé par Hannes Leopoldseder, Hubert Bognermayr, Herbert Werner Franke et Ulrich Rützel. Mais qui, à l’époque, aurait imaginé une telle longévité pour un événement positionné à la croisée des arts, des technologies et problématiques sociétales dès sa première édition ? Cette année encore, Christine Schöpf et Gerfried Stocker en ont assumé la direction artistique.

clearVue d’ensemble

Map of the Internet
Submarine Cables

Nicolas Rapp,
“Map of the Internet
Submarine Cables”,
2012, source Fortune.
clearLes cartographes, de tout temps, ont œuvré à la représentation du monde. Et force est de reconnaître que la photographie intitulée “The Blue Marble”, une image satellite de la Terre datant de 1972, a grandement participé à la prise en compte de sa fragilité. Et puis Google est arrivé pour en publier les moindres recoins. L’exposition “The Big Picture” de la Brucknerhaus rassemble ainsi de multiples représentations du monde. Il y a, notamment, deux grands écrans connectés au site “visualizing.org”. C’est ainsi que l’on saisit, au regard de la carte “Map of the Internet Submarine Cables” dessinée par Nicolas Rapp, que le cloud computing n’est qu’une invention marketing. Car les emails que nous envoyons à des correspondants localisés sur d’autres continents empruntent les câbles que des humains, patiemment, ont déroulé au fond des mers. La route des câbles, entre l’Est des Etats-Unis et l’Ouest de l’Europe, y apparaissant des plus “embouteillée”. Le réseau des réseaux serait donc bien moins immatériel qu’il n’y paraît avec ces data centres, gros consommateurs d’énergie, qu’un maillage de câbles relie les uns au autres.

clearSous surveillance

Desire of Codes

Seiko Mikami,
“Desire of Codes”,
ICC, Tokyo, 2011,
Source Keizo Kioku.
clear“Desire of Codes” est une série d’installations de Seiko Mikami que l’on peut voir et revoir tant elle évolue au fil des expositions. Cette fois, c’est au Lentos que ses bras mécaniques s’exhibent en nous épiant au travers de leurs objectifs. Ceux de la première salle, au nombre de six, se déplacent avec souplesse dans le silence ou presque pour s’enfuir lorsqu’on les observe. Toujours, nous sommes dans la ligne de mire de l’un d’entre eux, comme placé sous une constante surveillance, mais sans jamais savoir sous quel angle. La fluidité des mouvements de la machine, telle une douce menace, détourne notre attention alors que nos images, sur le sol, apparaissent et disparaissent au fil des relais, entre caméras. Mais il est d’autres bras articulés qui nous attendent dans une salle mitoyenne. Ils s’activent aussi dès lors qu’ils nous repèrent, mais ils sont plus petits, plus nombreux, plus bruyants aussi, et n’évoluent qu’en saccades. Ici, c’est par leur nombre que l’œuvre se fait quelque peu menaçante, quand elle nous suit de tous ses bras robotisés. Un écran circulaire fragmenté augmentant la part d’insecte de cette seconde machine qui nous observe sans relâche tout en affichant, subrepticement, des séquences vidéo nous représentant comme autant de preuves par l’image d’une extrême vigilance.

clearDans l’invisible

saccade-based
display

Junji Watanabe,
Hideyuki Ando,
Tetsutoshi Tabata, &
Mariana Verdaasdonk,
"saccade-based
display", 2007.
clearArs Electronica, c’est aussi un centre aux allures de musée des sciences où l’art, parfois, se mêle à l’innovation. Et c’est tout en bas, tout au fond, qu’un cartel apparemment sans œuvre attire le regard. Puis, on continue son chemin entre médiateurs et objets technologiques quand tout à coup on se sent observé. Là, quelque part, il y a un regard, un œil qui nous épie, nous surveille, une fois encore. Mais il n’apparaît furtivement que dans les espaces balayés par des regards momentanément abandonnés. La lecture du cartel renseignant cette œuvre extirpée de l’invisible et intitulée “saccade-based display” et réalisée par Junji Watanabe, Hideyuki Ando, Tetsutoshi Tabata et Mariana Verdaasdonk nous informe sur le contrôle numérique, à la milliseconde prêt, de diodes électroluminescentes. La persistance rétinienne se chargeant du reste. L’apparition furtive de cet œil espion pouvant être considérée comme la conséquence d’une collaboration involontaire entre le dispositif de l’œuvre et le corps du spectateur. Cette pupille qui littéralement se déplie dans l’espace ne serait-elle pas la parfaite métaphore de la société sous surveillance à propos de laquelle Georges Orwell nous avait pourtant mis en garde ?

clearDe la disparition

digi.flat 90-12

Korinsky,
“digi.flat 90-12”
2012.
clearTous les ans, l’Université des Arts de Linz accueille les créations des étudiants artistes d’une autre école. Cette année, c’est l’Université des Arts de Berlin qui est à l’honneur et le niveau y est excellent. On y découvre notamment l’installation “Digi.flat 90-12” du collectif berlinois Korinsky. Il s’agit d’un assemblage de scanners à plat retournés vers les spectateurs. Lentement, ils scannent l’espace de l’exposition. Cette œuvre lumineuse incitant à la contemplation est aussi intéressante parce qu’elle détourne des machines en voie de disparition. Que pourrait-on encore numériser dans un monde où tout est numérique ? Les scanners à plat, symbolisant hier l’accès au numérique, n’évoquent plus d’aujourd’hui que le passé analogique de documents électroniques. Ces objets technologiques d’une révolution passée, détournés par des artistes de la génération des natifs numériques, retrouvent ainsi un usage par la lente acquisition d’une parcelle de monde.

clearSpectateurs engloutis

Touch of the Tiger

David Moises,
“Touch of the Tiger”,
2005.
clearEnfin, c’est à l’Offenes Kulturhaus que l’on retrouve l’exposition “CyberArt” dédiée aux œuvres récompensées par des distinctions allant, selon huit catégories, des très attendus Golden Nica aux mentions d’honneurs. Mais l’entrée du musée est partiellement obstruée par l’installation d’un autre événement : “Sinnesrausch”. Deux rouleaux jaunes striés de noir et semblables à ceux des stations de lavage automatique y attendent le public. Quand ils tournent, gonflés par la vitesse, ils sont plus beaux encore. Mais quel est celui qui, enfant, n’a pas souhaité rester au sein du véhicule s’engloutissant dans un flux de couleurs saturées et humides ? Ce portique conçu par l’artiste David Moises et intitulé “Touch of the Tiger” - bien qu’il n’ y ait ni savon ni eau à l’entrée du musée - continue de nous signaler la limite entre un avant et un après, entre un espace et un autre, sorte de passage obligé aux allures de rite initiatique. Car ne devrions-nous pas, en effet, nous séparer de tout préjugé, comme de toute idée préconçue, avant d’entrer dans un lieu dédié à l’art ?

clearDe l’ordre au chaos

Versuch unter Kreisen

Julius von Bismarck,
“Versuch unter Kreisen” ,
2012, source Rubra.
clearNous sommes maintenant dans l’exposition CyberArt, sous l’installation luminocinétique “Versuch unter Kreisen” de Julius von Bismarck. Celle-ci est le fait d’une résidence passée au CERN, là où les particules circulent sur des anneaux à grande vitesse. Les quatre lampes qui sont suspendues au plafond décrivent, elles aussi, des cercles, mais à des vitesses différentes. Partant de là, toutes les chorégraphies sont possibles, toutes les interprétations aussi. Elles effectuent des figures que d’imperceptibles transitions enchaînent les unes aux autres. Aux dires de l’artiste, il ne serait ici question que de mathématique, alors que l’on se demande quelle est celle, des quatre lampes à incandescence, qui dirige les autres. Et sitôt qu’elles s’accordent, comme liées par des liens invisibles, il en est une qui semble accélérer tandis qu’une autre ne parvient pas à retenir le groupe. On pourrait les observer des heures durant, hypnotisé par la beauté esthétique des lois de la physique. L’artiste Julius von Bismarck, lorsqu’il reçoit son prix, avoue avoir beaucoup appris au CERN. Il est vraisemblable que les scientifiques, à leur tour, aient été marqués par sa présence.

clearDes oies lunaires

The Moon Goose
Analogue

Agnes Meyer-Brandis,
“The Moon Goose
Analogue”, 2012.
clearA Ars Electronica, il est généralement des œuvres qui sont présentées alors que d’autres ne sont que documentées. Mais c’est bien la documentation, dans le cas d’Agnes Meyer-Brandis, qui fait œuvre. “The Moon Goose Analogue” n’étant que l’étape d’une recherche poétique qui se construit au fil des résidences et expositions. A l’origine, il y a un livre écrit en 1602 par Francis Godwin : “The Man in the Moone”. Ce dernier y décrit le voyage sur la Lune, tracté par des oies, de Domingo Gonsales ! Mais c’est aussi le premier texte évoquant l’apesanteur. L’artiste allemande décide alors d’élever des “oies lunaires” en s’assurant qu’elles mémorisent son visage dès l’éclosion. Agnes Meyer-Brandis les a toutes baptisées selon des noms d’astronautes avant de les préparer à réitérer l’exploit de celles qui ont mené Domingo Gonsales sur la Lune. La collision entre art et science, dans ce projet, y est parfaitement orchestrée, jusqu’à la couleur grise du sol lunaire reconstitué pour l’occasion. Sans omettre la salle des commandes connectée aux oies. La science, ici, est au service d’un imaginaire qui, toujours, la précède.

clearUn art libre de l’assemblage

Free Universal 
Construction Kit

F.A.T. Lab & Sy-Lab,
“Free Universal
Construction Kit”, 2012.
clearIl est bien des artistes qui n’ont pas totalement quitté l’enfance. Le projet collaboratif “Free Universal Construction Kit” initié par Golan Levin et Shawn Sims après avoir constaté l’incompatibilité entre elles des pièces provenant de divers modèles de jeux de construction en est un exemple. Il est dorénavant possible de télécharger gratuitement les modèles en trois dimensions de 80 adaptateurs dédiés à l’assemblage de briques de différentes marques allant de Lego à Tinkertoys en passant par Duplo. Les imprimantes 3D se démocratisent. On en voit, progressivement, apparaître au sein de petits laboratoires de fabrication où la culture des technologies Open Source est associée à la pratique d’un Art Libre. Le “Free Universal Construction Kit” est donc bien plus politique qu’il n’y paraît quand il nous incite, non plus à refuser les standards, mais à imaginer les possibles connexions nous permettant de créer en opérant par l’hybridation. Et c’est peut-être l’hybridation des approches, à la croisée des arts, des technologies et problématiques sociétales, qui assure sa longévité au festival Ars Electronica !

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Digitalarti, Octobre 2012.


Design et développement Dominique Moulon