ELECTRONIC SUPERHIGHWAY
par Dominique Moulon [ Mars 2016 ]
Electronic Superhighway, c’est le nom d’une installation vidéo historique de Nam June Paik. Mais c’est aussi le titre d’une exposition contemporaine organisée par Omar Kholeif à la Whitechapel de Londres. Un inventaire d’une rare pertinence qui se visite en remontant le temps jusqu’à l’évocation d’Experiments in Art and Technology dont la vocation, dès 1966, était de faire collaborer artistes et ingénieurs.
De son mieux
Olia Lialina,
“Best Effort Network”,
2015.
Il y a, parmi les œuvres les plus récentes de l’exposition Electronic Superhighway, celle d’
Olia Lialina qui date de l’an dernier et qui est aussi accessible en ligne. On la découvre, faisant de moindres efforts pour actionner le tourniquet sur lequel elle est à demie assise. Mais l’acteur principal de cette situation somme toute assez ordinaire reste l’épaisse brume qui, parfois, fait disparaître l’artiste lorsqu’elle n’emplit pas la totalité de l’espace de l’écran. C’est le titre de l’œuvre, en l’occurrence son adresse “
best.effort.network” qui nous en donne les clefs de lecture. On notera tout d’abord que l’extension network est tout particulièrement appréciée par les entreprises imaginant les services en ligne que, demain, nous ne pourrons plus refuser. Alors que l’association des termes best et effort symbolise parfaitement la qualité relative des services à bas coûts qui menacent la neutralité d’Internet. Car il n’est point, jusqu’à ce jour et au-delà des couvertures nationales, d’utilisateurs privilégiés sur le réseau. Et ce, pour combien de temps encore si les Etats venaient à céder aux entreprises.
Dispositifs
Jeremy Bailey,
“Patent Drawing #8
Apparatus for the Electronic
Consumption of Nicotine
from a Dolphin-Shaped
flute synthesizer”, 2014.
Jeremy Bailey, autoproclamé célèbre artiste des nouveaux médias en ouverture de l’essentiel des séquences vidéo de sa chaîne YouTube, présente une douzaine de dessins comparables à ceux que les inventeurs déposent pour accompagner leurs brevets. Les titres, à l’instar de “Dispositif pour la Consommation Electronique de Nicotine avec un Synthétiseur-Flute ayant la Forme d’un Dauphin” sont par conséquent des plus descriptifs. Ajoutons à cela qu’un projecteur vidéo miniature équipe l’appareil de son imagination ! L’artiste est au centre de la plupart de ses dessins comme il est, au fil du temps, devenu le sujet principal des séquences en ligne qui documentent ses performances s’inscrivant dans la continuité d’un art vidéo des origines qui s’opérait face caméra en atelier. Mais la pratique a changé, car si les vidéastes de la fin des années soixante s’adressaient indirectement au public averti des centres d’art ou galeries, le performeur canadien interpelle quant à lui très directement les internautes. Il est en effet là où la notoriété s’acquiert. Aussi, c’est par la porte d’un Internet grand public que Jeremy Bailey est entré à la
Whitechapel de Londres.
L’origine du monde
Camille Henrot,
“Grosse Fatigue”,
2013.
C'est de l’origine du monde dont nous parle
Camille Henrot dans son film “Grosse Fatigue” qui lui a valu un lion d’argent à Venise en 2013. Une création vidéo qui, depuis la Biennale, a été présentée dans un nombre considérable de centres ou musées d’art contemporain tout autour du monde. C’est dire que son propos est global, car tous nous nous interrogeons sur nos lointaines origines au travers des sciences comme des mythes. A grande vitesse, les contenus les plus divers s’y succèdent. L’interface de fenêtres d’applications qui, tout au long du film fait lien entre les images de différentes natures, nous apparaît ici plus présente encore qu’ailleurs. Dans cette exposition “Electronic Superhighway” au sous titre “From Experiments in Art and Technology to Art After the Internet”, il est bien question de l’après Internet. Un Internet qui a radicalement bouleversé notre accès au savoir, plus démocratisé et instantané aujourd’hui que jamais et ce, dans une approche résolument médias.
Versions
Oliver Laric,
“Versions”, 2009.
L'exposition Electronic Superhighway nous propose un panorama historique des pratiques numériques s’inscrivant dans les champs de l’art. Les œuvres qui la composent, à l’instar de la série “Versions” d’
Oliver Laric, nous offrent autant de lectures des sociétés qui les ont produites. Aussi revenons en 2008, alors que le média iranien en ligne Sepah News des gardiens de la révolution publie une image du lancement simultané de quatre missiles illustrant une redoutable puissance de frappe. Mais il s’avère, après observation à l’œil nu des missiles et des fumées qui s’en échappent, que l’un d’entre eux n’est en réalité que le résultat de quelques duplications. L’image ayant disparu du serveur d’où elle avait émergé, elle se multiplia au sein d’une compétition aussi globale qu’improvisée. Des dix visuels que l’artiste autrichien vivant à Berlin présente à la Whitechapel de Londres, il n’en a vraisemblablement retouché aucun car il n’est que le spectateur engagé de cette multiplication des versions. Et peu importe de savoir quelle est l’image originelle quand ce sont les motifs des manipulations entre autres variations qui pourraient retenir notre attention.
Messages
Jodi,
“wwwwwwwww.
jodi.org”,
1995.
A l’étage de la Whitechapel, quelques œuvres ayant marqué l’histoire du net art ont été regroupées par
rhizome.org. On ne sera surpris d’y découvrir le site que les artistes Joan Heemskerk et Dirk Paesmans ont accroché à l’adresse
wwwwwwwww.jodi.org en 1995. C’était au tout début de l’éphémère mouvement Net.art qui les a associées à Heath Bunting, Vuk Cosic et Alexei Shulgin pendant seulement trois années. Mais leur site continue de nous intriguer. A commencer par son adresse sachant qu’il convient pour mieux en apprécier le mystère de se reprojeter vingt ans plus tôt. Quant au caractère tout particulièrement illisible de sa page d’accueil, elle n’évoque que les pratiques de l’ASCII Art les plus extrêmes. Car c’est au sein de son code source que le message nous apparaît enfin sous la forme de caractères dessinant une bombe thermonucléaire. Là encore, il convient pour en saisir le propos de se replonger dans l’esprit de l’entre deux guerres du Golfe quand les Etats, déjà, se déchiraient entre ceux qui avaient la bombe et ceux qui la voulaient. Comme entre ceux qui pensaient Internet tel l’espace de toutes les libertés et ceux qui, déjà, souhaitaient les restreindre !
Sentiment de présence
Rafael Lozano-Hemmer,
“Surface Tension”, 1992.
Continuons, dans les étages, à remonter le temps jusqu’à ce qu’un sentiment de présence nous envahisse. Quand nous nous apercevons que l’œil de “Surface Tension” - installation vidéo interactive de
Rafael Lozano-Hemmer datant de 1992 - nous observe. Dans sa démesure, il est littéralement verrouillé sur l’essentiel de nos faits et gestes. Impossible alors de s’en séparer sans avoir à l’esprit les slogans que George Orwell imagina en 1949 pour les publier dans 1984 : « La guerre c’est la paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. » L’auteur y décrivait alors un monde de surveillance dont l’artiste sait aujourd’hui que la réalité, dans ce domaine, a de très loin dépassé la fiction. Ce qui est appréciable, au-delà de l’évidente plasticité de cette œuvre, c’est l’immédiateté avec laquelle elle se livre à nous. Alors que nous éprouvons l’élasticité du lien qui, dans l’invisible, nous relie à elle. Jusqu’au moment fatidique où nous nous sentons comme piégés, car ignorant les intentions du possible cyclope dont nous ne connaissons que la dextérité du regard.
Archéologie des médias
Eduardo Kac,
“Reabracadabra”,
1985.
Enfin, terminons notre voyage dans le temps au travers d’usages ou de pratiques des technologies dans l’art avec une œuvre d’
Eduardo Kac qui nous projette en 1985. Se présentant sous la forme d’un minitel, elle s’intitule “Reabracadabra” car “Abracadabra” est un poème holographique de l’artiste qui lui est antérieure d’une année. Ceux qui connaissent le travail d’Eduardo Kac savent son attachement à la poésie comme au langage, jusque dans ses créations transgéniques s’articulant autour de l’encryptage de messages mêlant les sciences à la philosophie et même, au divin. Artiste de son temps, Eduardo Kac n’a cessé de se saisir des innovations technologiques au rythme de leur apparition, allant ainsi de l’usage des télécommunications à celui des bio ou nano technologies pour faire œuvre. Ses quelques pièces de minitel du milieu des années quatre-vingt constituent aujourd’hui autant de cas d’école puisqu’elles ont disparurent pour ré-émerger au travers d’un long processus s’achevant en 2015 lors d’une résidence au sein du laboratoire d’archéologie des médias de l’Ecole Supérieure d'Art d'Avignon. Car il est urgent, après tant de conférences et autres colloques, de passer enfin à l’action en préservant les œuvres de médias variables. Pour que les créations d’aujourd’hui ne disparaissent pas demain.
Article rédigé par Dominique Moulon, Mars 2016.