LA BIENNALE WRO
par Dominique Moulon [ Mai 2015 ]
Initiée en 1989 et dédiée aux arts et médias, la biennale WRO est une des conséquences culturelles de la chute du mur de Berlin. On y remarque cette année une forte représentation française due au fait que Klio Krajewska, commissaire associéee de l’événement, vit et travaille entre Paris et Wroclaw en Pologne.
Perte d’informations
Bertrand Planes & Arnauld Colcomb
“Modulateur-Démodulateur”, 2014.
Bertrand Planes et
Arnauld Colcomb comptent parmi les artistes français à exposer au sein du bâtiment de la future bibliothèque universitaire de Wroclaw en attente de ses livres et lecteurs. Leur installation sonore “Modulateur-Démodulateur” est d’une réelle plasticité. Mais c’est dans l’invisible de l’espace qui sépare les deux composantes essentielles de l’œuvre, un émetteur et un récepteur, que tout se joue. Là où des informations audio transmettant l’image du portrait d’Alois Alzheimer, dont on apprend qu’il est décédé à Breslau devenu Wroclaw, irrémédiablement se perdent. Quelle étrange correspondance dans ce lieu au devenir bibliothèque, lorsque l’on sait que la lecture participe à réduire les risques inhérents aux maladies entrainant la perte de mémoire. Bien qu’imposante et à la parfaite finition, l’œuvre des deux artistes est toutefois d’une véritable fragilité puisque le moindre des sons est susceptible d’altérer la mémoire de la machine qui parvient tant bien que mal à retranscrire le portrait du médecin psychiatre en d’infinies variations sonores.
La mémoire de l’eau
Cécile Babiole & Jean-Marie Boyer, “Conversation au fil de l’eau”, 2015.
Cécile Babiole et Jean-Marie Boyer sont aussi parmi les artistes que l’
Institut français a accompagnés à Wroclaw. Leur installation intitulée “Conversation au fil de l’eau” traite encore de correspondance. D’une correspondance dont le nombre des caractères est limité, comme avec Twitter. Mais qui s’inscrit dans la lenteur du temps nécessaire aux conversions successives de ces mêmes caractères, du code ASCII vers le code morse que transportent les paquets d’une eau colorée entre deux postes de saisie. Et l’on se souvient de la pensée prémonitoire de Paul Valéry écrivant dès 1929 : « Comme l’eau, comme le gaz, comme le courant électrique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d’images visuelles ou auditives, naissant et s’évanouissant au moindre geste, presque à un signe ». C’était bien avant le devenir Internet des compagnies des eaux qui nous abreuvent aujourd’hui de textes, d’images et de sons.
Longueur d’ondes
Cécile Beau
& Nicolas Montgermont, “Radiographie”, 2013.
Cécile Beau et
Nicolas Montgermont, encore un duo français, ont quant à eux commencé par construire l’antenne leur permettant de capter les textures d’ondes qui habitent les silences de nos environnements quotidiens. Avec “Radiographie”, ils rendent perceptible ce qui d’ordinaire ne l’est pas, par l’image comme par le son. Impossible, alors, de dissocier les ondes qui proviennent des tréfonds de l’espace de celles que nous émettons avec nos téléphones portables. Tous nous vivons au sein d’un maelstrom d’ondes aux fréquences les plus diverses et dont les artistes nous révèlent l’extrême granulosité. A l’écoute, dans le balayage des images qui s’étirent à l’infini, on se prend à imaginer quelques corps célestes. Allant jusqu’à s’abandonner à cette musique d’ondes, pour ne penser à rien d’autre qu’aux textures d’un médium possiblement sans message aucun. Quand l’abstraction l’emporte sur la narration bien que la tentation de s’adonner au jeu des interprétations soit grande. C’est d’ailleurs dans cet entre-deux, cette non détermination, que l’œuvre se révèle véritablement.
Stratégies
Olga Kisseleva,
“Power Struggle”, 2011.
Olga Kisseleva est d’origine russe, mais vit et travaille essentiellement à Paris. La pièce qu’elle présente à Wroclaw est connue du public d’Ile-de-France car elle a récemment été présentée au
Centre des Arts d’Enghien-les-Bains. “Power Struggle”, initialement conçue telle une performance, met en scène la confrontation entre quatre anti-virus. La vitesse de déploiement du code, dans l’image vidéo projetée, rythme les affrontements entre les programmes dont les couleurs traduisent les acquissions ou pertes de territoires. Chaque anti-virus considérant les autres applications tels autant de programmes malveillants. Toutes les stratégies sont mises en œuvre pour déplacer les lignes en cette région qui sait la mobilité des frontières pour avoir oscillée entre l’Allemagne et la Pologne. Au regard des anti-virus ignorant le doute, on pense aux puissances qui s’autorisent les déplacements de frontière au gré des signatures qui écrivent l’histoire que les peuples, toujours, finissent par corriger. Car on veut continuer de croire qu’il n’est point de situation irréversible, à l’image de cette machine momentanément affectée par une surabondance.
Empathie
Patrick Tresset,
“5 Robots named
Paul”, 2012.
Patrick Tresset, un autre artiste français mais qui vit à Londres, est venu accompagné de ses cinq robots dessinateurs. Ces derniers s’inscrivent dans la continuité historique de l’automate dessinateur Jaquet-Droz datant de seconde moitié du XVIIIe siècle. A une différence près puisque c’est “sur le vif” qu’ils dessinent des modèles vivant dont l’empathie pour les robots est des plus stupéfiante. Toutes et tous jouent le jeu en acceptant la règle qui consiste à tenir la pause pendant quelques dizaines de minutes. Quand l’artiste se fait professeur, en déposant les feuilles qu’il collectera par la suite avant d’accrocher les portraits qui, au fur et à mesure, tapissent les murs de l’exposition. Les robots commencent à se multiplier autour de nous mais ils sont généralement assignés à des besognes, corvées ou “robota” en slave ! Il est des artistes, comme Patrick Tresset, qui nous incitent à établir d’autres formes de relations avec les machines qui s’apprêtent à peupler notre environnement quotidien.
Performances
Kasper T. Toeplitz,
Infra Exposure, 2015,
source Marcin Maziej.
Et puis, il y a ce son d’une richesse absolue bien que pouvant être résumé à une note, ou presque, et qui semble s’étirer jusqu’à nous. Comme pour nous guider jusqu’à l’artiste
Kasper T. Toeplitz qui, jour après jour, sans relâche performe. Un fauteuil, dans la pièce où il joue d’une guitare basse augmentée de quelques composants électroniques, ne lui fait pourtant pas face. Aussi on s’y assoit, le regard ballant, pour se laisser porter par une multitude de textures sonores qui s’unissent dans la durée pour ne faire plus qu’une. Cette immersion n’ayant ni début ni fin, c’est au spectateur lui-même de s’en extraire sans pour autant que le son ne disparaisse véritablement.
Joachim Montessuis,
Vocal Codes, 2015,
source Miroslaw E. Koch.
C'est au sein du Théâtre Polski que la plupart des performances sont données par des artistes comme
Joachim Montessuis. Avec “Vocal Codes”, allant du son chuchoté jusqu’au cri à gorge déployé, il performe seul face au public pour inviter les spectateurs à investir la scène afin de donner une seconde performance intitulée “Le vray remède d’amour”. L’ambiance lumineuse est rythmée par les rotations des dreamachines disposées dans le public alors que le son du bourdon électronique tourne dans sa caisse de résonance autant qu’il circule dans la salle. L’expérience est des plus collective et son intensité se traduit par l’interminable silence qui s’en suivra.
Dans la ville
Vincent Voillat,
“Tapis Roulants”, 2015.
Enfin, il y a quelques œuvres dispersées dans la ville, jusque dans le parking aérien du centre commercial Renoma.
Vincent Voillat y a disposé des “rêves de voitures” intitulés “Tapis roulants”. Et c’est avec de l’air pulsé qu’il sculpte les trois volumes que forment des housses aux motifs et couleurs du Caire. En Egypte, l’artiste a aussi capté l’ambiance sonore qui contextualise son installation. Mais que nous disent ces simulacres de voitures d’un ailleurs, si loin si proche, et dont les spectateurs vérifient la fragilité en les caressant ? Que l’Europe, pour poursuivre son développement, se doit inévitablement de coopérer davantage avec les pays du sud de la Méditerranée !
Article rédigé par Dominique Moulon pour Art Press, Mai 2015.