JAPON, ART ET INNOVATION
par Dominique Moulon [ Avril 2016 ]
Cette année, la Maison de la Culture du Japon à Paris initie une série d’expositions intitulée Transphère. Nommée Paysages Fertiles, la première est dédiée aux artistes Daito Manabe et Motoi Ishibashi qui ont l’habitude de collaborer au sein de l’entreprise Rhizomatiks Research qu’ils dirigent ensemble.
Paysages fertiles
Daito Manabe
& Motoi Ishibashi,
“Rate-Shadow”,
2016.
Accompagné par les images de Wim Wenders et les mots de Roland Barthes, c’est au début des années deux mille que je me rends pour la première fois à Tokyo. Dans la ville, les passants observent leurs téléphones portables alors qu’en France, à la même époque, on les écoute encore. Je suis retourné au Japon quelques années plus tard pour y rencontrer des artistes comme Masaki Fujihata, Toshio Iwai ou Seiko Mikami. Par la suite, j’ai aussi échangé avec des théoriciens, critiques et curateurs à l’instar de Machiko Kusahara, Aomi Okabe ou Yukiko Shikata au gré de voyages autour du monde. On dit que la mondialisation n’a de cesse d’amoindrir nos différences culturelles. Il est pourtant une tendance de l’art qui consiste à augmenter les objets de technologies variables pour leur insuffler vie au point de leur prêter une âme dont on sait les origines géographiques extrêmement localisées. Si cette tendance intitulée device art n’englobe pas toutes les pratiques artistiques du pays du soleil-levant, elle symbolise toutefois les relations décomplexées qu’entretiennent les artistes japonais usant des technologies de leur temps pour faire œuvre.
Expressions artificielles
Daito Manabe & Ei Wada,
“Face Visualizer”, 2011.
Daito Manabe compte parmi celles et ceux qui, se saisissant de toutes les émergences technologiques, innovent en art. Et c’est sur l’Internet, comme tout le monde ou presque, que j’ai découvert l’expérience filmée qui l’a propulsé sur le devant de la scène internationale. Envisagée tel un simple test avant de devenir la performance Face Visualizer à laquelle j’ai eu la chance d’assister au sein de festivals comme Transmediale à Berlin ou Exit à Paris, cette séquence vidéo continue de nous fasciner par son étrange étrangeté. Ayant placé des électrodes sur les muscles de son visage, l’artiste japonais l’asservit aux sons d’une musique électronique minimale. Cette confiance immodérée en l’appareil technologique nous évoque aujourd’hui celle que le mathématicien anglais d’exception Alan Turing vouait aux machines en son temps. Et que dire des workshops que Daito Manabe anime dans le monde en synchronisant les expressions artificielles des visages des uns avec celles des autres. Quand le « medium » EST très précisément « le message » comme nous l’a appris le théoricien des médias canadien Marshall McLuhan.
Particules
Daito Manabe
& Motoi Ishibashi,
“Particules”, 2011.
Lors d’un Voyage à Nantes, j’ai découvert l’installation Particles que Daito Manabe a conçue et réalisée avec
Motoi Ishibashi. Cette installation mêlant les flux aux sons et aux lumières s’inscrit dans la continuité de l’art cinétique des années soixante. Elle est l’expression d’un art du moteur que les artistes du code contrôlent aujourd’hui en produisant des pièces que l’on requalifie depuis peu de néo cinétique. S’il est une tendance digitale de l’art, c’est bien celle d’un art contemporain pratiqué par des artistes documentant la société qui est nôtre dans l’usage des technologies qui la façonnent. Quant à particles, qui se livre dans l’immédiateté de notre relation à l’œuvre, elle est adaptée à de très multiples interprétations pour celles et ceux qui ne s’adonneraient pas tout simplement à la contemplation. Il est toutefois important de remarquer que le public a la possibilité d’interagir avec l’œuvre. Ce qui lui a valu une distinction en art interactif au festival Ars Electronica de Linz en Autriche. Se faisant, le plus respecté des événements dédiés aux arts, sciences, technologies et problématiques sociétales révèle l’une des origines historiques des pratiques émergentes en même temps qu’il met en lumière la part de technologie qui la réactive.
Art et robots
Daito Manabe
& Motoi Ishibashi,
“Pulse”, 2013.
Enfin, c’est à la Maison Européenne de la Photographie, lors d’une rencontre avec Daito Manabe et Motoi Ishibashi dans le cadre de la Digital Week de Paris que j’ai découvert leur performance pulse qui synthétise bon nombre de nos préoccupations contemporaines. La relation qu’ils établissent sur scène entre humains et robots est en étroite résonance avec les préoccupations du chorégraphe français Aurélien Bory. Car il y a des idées qui sont dans l’air du temps que rythment les innovations. Quant aux drones que les deux artistes contextualisent une fois encore dans le spectacle vivant, c’est leur capacité à communiquer, à échanger entre eux comme avec les corps qu’ils éprouvent. Et c’est peut-être là, dans les rapports que nous entretenons les uns aux autres au travers d’objets techniques communicant eux-mêmes entre eux, que se focalise l’essentiel des recherches de Daito Manabe et Motoi Ishibashi. À la frontière des pratiques artistiques, des technologies de l’innovation et des problématiques sociétales.
Article rédigé par Dominique Moulon pour la Maison de la Culture du Japon à Paris, Avril 2016.