TODAYSART, LA HAYE, 2014
par Dominique Moulon [ Octobre 2014 ]
Le festival TodaysArt dédié aux arts visuels, performances audiovisuelles, et cultures électroniques fondé par Olof van Winden fête cette année son dixième anniversaire. Après avoir investi le centre de la ville de La Haye pendant neuf années, il se rapproche des abords de la mer du Nord avec, notamment, une exposition intitulée “The Fluidity Aspect”.
Fluidité
Constant Dullaart,
“Jennifer in Paradise”,
2013.
C'est donc à quelques mètres de la plage que l’exposition “The Fluidity Aspect” organisée par la curatrice Petra Heck a pris place. Là, précisément, où l’artiste
Constant Dullaart a recouvert l’intégralité du mur d’une pièce avec “Jennifer in Paradise ”. Mais qui est donc cette Jenifer, photographiée de dos sur une plage, et sur laquelle l’artiste s’est littéralement “acharné” à grands coups de filtres “Fluidité” ? On apprend au travers du code source de la page
jennifer.ps qui lui est aussi dédiée que son nom est Knoll et que le cliché a accompagné la toute première distribution sur disquette, en 1987, de l’application Photoshop ! Voilà pour l’archéologie des médias. Quant à la jeune femme qui, depuis, a épousé l’un des concepteurs du leader des logiciels de traitement d’images, elle est ainsi devenue la toute première à avoir été “photoshopée”. On note à ce jour plus de 64 000 résultats sur Google pour cette requête. L’application ayant progressé depuis 1987, il est même un tutorial pour nous expliquer sur YouTube comment faire d’une pizza aux pepperoni un mannequin en bikini. Ni l’appropriation ni la retouche, en art, ne sont choses nouvelles, mais elles sont progressivement devenues l’affaire de tous. Au point que la beauté comme l’étrange, dans les l’images qui circulent aujourd’hui sur Internet, ne révèlent que leurs manipulations ! Car si la photographie capte le réel, son traitement, de plus en plus, l’en éloigne.
Décharge
Jon Rafman,
“Mainsqueeze”,
2014.
Les dépôts d’ordures non triées du passé sont plus précieux, au regard des archéologues, que ne le sont les trésors monétaires amassés au fil des temps. Car ils enrichissent notre connaissance de la vie quotidienne de ceux qui nous ont précédés. La corbeille de nos ordinateurs, en passant du bureau au réseau, s’est aussi considérablement enrichie d’innombrables trésors. Et c’est dans cette décharge sans fond que l’artiste
Jon Rafman se fournit quand il réalise la séquence “Mainsqueeze” (2014). Les échantillons dont il fait l’assemblage sont comparables à ceux dont nous échangeons les liens au travers des réseaux sociaux. Quand ils sont augmentés des commentaires amazing ou disgusting qui nous en protègent ! Combien d’entre nous, à ce propos, ont récemment saisi terrorism ou execution ? A l’ironie du désespoir qui se répand de serveur en serveur, l’artiste canadien ajoute quelques représentations picturales et historiques de la cruauté des hommes. Mais faut-il souhaiter que les archéologies du futur portent un regard sur cette œuvre de video sampling qui nous représente sans censure ni retouche.
Innovation
Oliver Laric,
“Lincoln 3D Scans”
2013.
Le Louvre, musée le plus visité au monde, autorise la prise de vues photographiques tout en interdisant l’usage de lumières flash ou de trépieds. Quant aux images du site de l’institution, elles sont toutes protégées au titre du droit de la propriété intellectuelle. Il convient donc de venir à Paris comme on faisait, autrefois, le voyage pour Rome. Mais il n’est point nécessaire de se rendre à Lincoln, au Royaume Uni, pour s’approprier les sculptures de la Usher Gallery. Car cette dernière a ouvert ses portes à l’artiste contemporain
Oliver Laric afin qu’il scanne sa collection pour en diffuser, en ligne, les modèles en trois dimensions. Le projet s’intitule “
Lincoln 3D Scans” et regorge de fichiers 3D que chacun nous pouvons manipuler, modifier et/ou imprimer. La stéréolithographie qui est présentée à La Haye n’étant qu’une composante de l’œuvre qui se présente sous la forme d’un site Internet résolument participatif. L’histoire de l’art est parsemée de découvertes et d’innovations en tous genres et il ne fait aucun doute que les technologies de scanning comme d’impression en trois dimensions, qui se perfectionnent en se démocratisant, sont amenées à modifier notre perception de la sculpture sans pour autant faire de chacun d’entre nous des sculpteurs.
Assemblage
Kianoosh Motallebi,
“Transcend”, 2012.
Il y a dans ce parcours, allant de l’image vers l’objet, des propositions d’assemblage pour le moins étranges parmi lesquelles on remarque “Transcend” (2012) de l’artiste
Kianoosh Motallebi. Deux objets symbolisant la numérisation du monde, une clef USB et un chargeur 12v, s’imbriquent parfaitement. Et c’est, dans ce cas, l’inutilité même de l’imbrication qui fait sens ! Un peu plus loin, un réfrigérateur dont la porte est grande ouverte fait face à un radiateur électrique. Cette provocation de
Charbel-Joseph H. Boutros s’intitule “My answer to ecology #2” et date de 2011. Les deux appareils dont les énergies consommées inutilement s’annulent placent le spectateur face à ses responsabilités. Le citoyen, plus que le politique, se situe précisément entre ces deux appareils se faisant face dans un duel sans fondement ni devenir. Ce dispositif nous encourage à reconsidérer notre part de responsabilité, d’engagement, d’implication au quotidien et dans la durée. Quand seul, nous nous devons de participer humblement à changer le monde.
Destruction
Stefan Tiefengraber
“User Generated
Server Destruction”,
2013-2014.
Et puis, dans une autre salle, il y a des marteaux qui ont été connectés à un serveur par l’artiste
Stefan Tiefengraber. Quant aux spectateurs, ils ont la lourde responsabilité de choisir d’activer ou non l’œuvre intitulée “User Generated Server Destruction” au travers d’une interface en ligne. Car d’un clic, ils peuvent relâcher les marteaux qui, deux par deux, frappent alors de tout leur poids le serveur hébergeant l’application qui les contrôle. Doit-on activer cette pièce pour la détruire ou se le refuser, sans agir, pour la préservée inactive ?C'est peut-être ici le dilemme qui fait œuvre, plus que le dispositif lui-même ! On pense alors à une autre pièce de
Jonah Brucker Cohen datant de 2003, “Alerting Infrastructure!”, qui n’appelle pas à sa propre destruction, mais à celle de l’instruction qui l’accueille. Un autre outil, une perceuse, est aussi connectée au serveur permettant au public distant de l’activer et par conséquent de participer à la dégradation de l’institution. Mais qu’est-ce qui pourrait engendrer la destruction d’une œuvre ou la dégradation, par l’œuvre, d’une institution? Si ce n’est la nature des technologies qui les composent en leur interdisant, par conséquent, l’accès aux institutions que le marché contrôle.
L’invisible
Frederik De Wilde
“Lead Angels 1.0”,
2014.
L'ouraline est un verre auquel une infime quantité d’Uranium a été incorporée. Tout particulièrement appréciée dans la création de vaisselles à la fin du XIXe siècle, sa production disparaît durant la seconde guerre mondiale. L’origine de sa fluorescence, à La Haye, ne rassure guère les spectateurs de l’installation luminocinétique “Lead Angels 1.0” (2014) de
Frederik De Wilde. Elle baigne dans une lumière ultraviolette qui révèle son rayonnement d’ordinaire invisible. Les grandes peurs contemporaines ne sont-elles pas aussi celles de l’invisible ? Les circonvolutions des tubes d’ouraline sont harmonieuses comme le sont les volutes des champignons atomiques. Car il y a, dans la toxicité, même extrême, une forme de beauté. Mais l’artiste belge va plus loin encore quand il offre la possibilité au public d’agir sur le dispositif en l’alimentant avec une quantité variable de sel d’uranium. Les rayonnements, bien qu’infimes, sont magnifiés par la mise en scène qui nous questionne sur cette énergie dont le contrôle, parfois, nous échappe.
L’indiscernable
Christopher Salter, TeZ
et Valerie Lamontagne,
“Ilinx”, 2014.
“Ilinx”, conçue par
Christopher Salter,
TeZ et
Valerie Lamontagne, est une expérience qui s’anticipe car il faut s’inscrire pour la vivre à quatre participants seulement. Mais c’est aussi une performance qui se prépare, longuement, en enfilant une combinaison dont on comprend qu’elle embarque quelques technologies sans que l’on sache les identifier. Accompagné par un médiateur et équipé d’un casque dont la visière nous prive des contours de toutes les formes, on pénètre dans l’espace de l’œuvre aux limites indiscernables. Confortablement assis, on perçoit des sons depuis le lointain alors que notre combinaison se met à vibrer en de multiples endroits. Notre sens de la vue étant altéré, on se concentre alors sur la musique de cette multitude de variations de l’intime. C’est notre corps résonant qui, dans son entier, nous apparaît comme littéralement traversé par la matière même de l’œuvre. Or c’est précisément cet “affolement des sens” que visent les trois artistes avec cette performance intitulée “Ilinx ” - pour vertige en grec - en référence aux recherches du sociologue français Roger Caillois.
En silence
Norimichi Hirakawa,
“A Versions
[ 26 unknowns ]”,
2013.
Enfin, dans l’obscurité d‘une black box extérieure, il y a l’installation vidéo “A Versions [ 26 unknowns ]” de
Norimichi Hirakawa que présente le
Japan Media Arts Festival. On y devine les visages de femmes se succédant. Une myriade de lignes horizontales, dans le cadre, brouille l’image en lui conférant dans la durée une forme d’unité de style. Comme s’il s’agissait d’une infinie transition fusionnant les portraits de celles qui, préalablement, ont fait face à la caméra de l’artiste dans son atelier. Mais là, maintenant, la machine ayant éradiqué toute forme de différence, elles ne font plus qu’une seule et unique personne. La somme, possiblement, de toutes les femmes du monde est d’une relative sérénité. Dans l’obscurité de l’espace de l’image, elles s’adressent ensemble aux regardeurs, dans le silence. Résignées, peut-être, comme le sont celles qui n’ont pas le droit de s’exprimer librement pour d’obscures raisons que seuls les hommes, pères ou maris, connaissent.
Article rédigé par Dominique Moulon pour MCD, Octobre 2014.