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ART BASEL 2017
par Dominique Moulon [ Juin 2017 ]
Mi-juin, c’est à Basel que les principaux acteurs du monde de l’art contemporain se réunissent à l’occasion de sa foire entre autres événements tant in que off. Quand s’extraire du marché, chose difficile à Basel, permet de s’aventurer au sein de quelques institutions comme la Haus der Elektronischen Künste.

clearLes pionniers

Venus

Nam Jun Paik,
“Venus”, 1990.
clearIl y a encore, sur le marché de l’art, des œuvres de grande taille de Nam Jun Paik comme sur le stand de la galerie Hans Mayer de Düsseldorf. Considéré à juste titre comme l’un des pionniers de l’art vidéo, celui-ci a commencé dès les années soixante par dessiner avec la lumière en approchant des aimants de téléviseurs à tube sans programme aucun. Pour, pendant les décennies suivantes, en faire des assemblages comme c’est le cas avec “Venus”. Une sculpture représentant la planète tellurique littéralement encerclée par des postes de télévision portables. Avec, pour les vingt-quatre téléviseurs de la marque Sony, un même programme aux effets résolument hypnotisants. Ou quand le flux l’emporte sur les images dont on ne veut ignorer les provenances ou messages et que l’on est sous le contrôle de ce même flux sans savoir comment s’en extraire. Situation similaire à celle de la planète qui, de loin, semble se déformer au fil des mouvements de va-et-vient de translation, rotation et échelle des images. Si tant est que ce qui se répète dans les écrans confère une réelle unité à cette sculpture vidéo tout en la rythmant comme en l’altérant.

clearDu politique dans l’art

Poliscar Variant 2

Krzysztof Wodiczko,
“Poliscar Variant 2”,
1991-2017.

clearPour les œuvres dont les tailles excèdent celles des stands des galeries, il y a l’exposition Unlimited. Là précisément ou l’on découvre ou redécouvre la “Poliscar” conçue par Krzysztof Wodiczko en 1991 au travers de sa réédition toute récente par la galerie Lelong de New York. Le véhicule, aux formes convoquant le rétro-futur, est entouré par les dessins techniques qui ont précédé sa fabrication initiale. Et, bien que l’artiste ait étudié le design industriel à l’École des Beaux-Arts de Varsovie, il ne s’agit aucunement d’un concept car. Mais plutôt d’un concept quelque peu intemporel et devant s’incarner dans l’espace urbain pour nous inciter à reconsidérer les sans-abris que l’artiste envisage comme « les vrais publics de nos cités en ce sens qu’ils vivent littéralement dans la rue ». Aussi, le véhicule qui leur est destiné est équipé d’un système de retransmission télévisuel soulignant la contradiction inhérente à leurs existences. Car « pendant qu’ils sont physiquement confinés dans l’espace public, ils en sont aussi politiquement exclus », remarque Krzysztof Wodiczko qui fait, depuis ses débuts, œuvre du politique dans l’usage des médias de son temps.

clearJeu vidéo

MIG 29 Soviet Fighter Plane and Clouds

Cory Arcangel,
“MIG 29 Soviet Fighter
Plane and Clouds”,
2005.

clearLes galeries Team de New York et Lisson de Londres se sont associées pour présenter une installation vidéo de Cory Arcangel. Il s’agit d’un jeu modifié à l’extrême comme l’artiste l’a fait durant la première moitié des années 2000. A l’origine, il y a “MiG-29: Soviet Fighter”, un shoot'em up du début des années 1990 où l’on incarne le pilote d’un chasseur russe emblématique de la guerre froide. Mais l’artiste n’en a préservé que quelques images en les isolant du reste du jeu ; ici de l’avion et là des nuages. C’est ainsi que le jeu, en perdant toute jouabilité, fait œuvre de sa décontextualisation. Cette pièce pourrait être présentée depuis les lecteurs vidéo d’ordinateurs, ce qui n’aurait aucun sens pour cet artiste qui a émergé en pratiquant le hacking de jeux vidéo Nintendo tout en offrant au public, par la documentation, les moyens d’y parvenir au travers de son site Internet. Les formes, dans le travail de Cory Arcangel, s’inscrivent dans la continuité du pop art alors que les processus sont davantage en cohérence avec les cultures de l’open source et plus généralement du partage. Ce qui ne l’empêche en rien d’investir le marché.

clearIntelligence artificielle

Something Thinking of You

Ian Cheng,
“Something
Thinking of You”,
2015.
clearL'esthétique du jeu vidéo s’invite encore sur le stand de la galerie Standard d’Oslo où le public peut suivre, en temps réel, les déambulations de ce qui pourrait, selon l’artiste Ian Cheng, être « un animal, un végétal, un tamagotchi, un animal de compagnie, pour vous » sachant que ce « quelque chose qui pense à nous » est autonome. On dirait, s’il n’était calculé par la machine, qu’il vit sa vie. Il est donc ici question de simulation du vivant et il y a quelques précédents dans le domaine. On pense alors inévitablement aux recherches du milieu des années 1990 de Karl Sims mettant en scène des “créatures virtuelles évoluées”. Mais en vingt années, ce sont davantage les ordinateurs qui, dans nos écosystèmes, ont singulièrement évolué alors que l’industrie du jeu vidéo s’est focalisée tant sur la simulation du vivant que sur l’intelligence artificielle. Revenons à l’œuvre de Ian Cheng intitulée “Something Thinking of You”. Quand c’est l’idée que cette chose semblant s’adapter tout particulièrement bien à son milieu naturel pense à nous qui interpelle. A moins que ce ne soit l’inverse, quand nous nous projetons en cette “chose” pour y placer quelques émotions comme la peur quand elle semble se dissimuler sous une pierre.

clearEffet spéciaux

Mirage

Doug Aitken,
“Mirage”, 2017,
courtesy
303 Gallery,
New York.

clearIl y a, dans l’industrie cinématographique, deux types d’effets que l’on qualifie respectivement de spéciaux, lorsqu’ils sont mis en place dans le réel en amont du tournage, et de visuels quand ils sont calculés par les machines durant la phase de post-production. Or la maison de style ranch construite dans le désert de Palm Springs par Doug Aitken appartiendrait davantage à la catégorie des effets spéciaux tant elle s’inscrit dans le paysage tel un “mirage”. On se doit alors de mentionner Frank Lloyd Wright qui en a popularisé le style et dont on sait l’attachement à l’inscription dans le paysage de ses gestes architecturaux. Et c’est à Alfred Hitchcock, qui a tourné dans la Maison sur la cascade, que l’on pense lorsqu’on découvre la séquence vidéo où Doug Aitken déambule au sein de son geste résolument sculptural. De cette œuvre de l’éphémère, il ne restera rien si ce n’est quelques documentations par l’image comme il se doit en land art car c’est dans un contexte de land art qu’elle a émergé. Avec à la séquence vidéo de sa documentation qui précède sa véritable disparition, cette œuvre intégrera aussi le marché.

clearArt, science et génétique

Stranger Visions

Heather Dewey-Hagborg,
“Stranger Visions”,2012-2013.

clearSe rendre à la Haus der Elektronischen Künste pendant Art Basel revient à faire un pas de côté pour observer le monde autrement. Là où des artistes comme Heather Dewey-Hagborg se confondent avec les lanceurs d’alerte. Celle-ci a commencé par faire une enquête dans les rues de Brooklyn en prélevant des indices allant de mégots de cigarettes à des chewing gums usagés pour en extraire de l’ADN. Afin, par la suite, de prototyper les visages de celles ou ceux, inconnus, qu’elle a traqués. Six de ses simulations en trois dimensions composent l’œuvre intitulée “Stranger Visions”. Et c’est au-dessus de valises ouvertes symbolisant nos bagages génétiques qu’elles sont présentées. Car elles nous permettent de visualiser l’information recueillie, c’est-à-dire les dates et lieux de prélèvements comme les indices et caractéristiques qui en sont extraites. On ne sait rien, en effet, de ce que les traces conséquentes aux moindres de nos déplacements pourraient, un jour, dirent ou trahirent de nos intimités respectives. Or n’est-ce pas aujourd’hui aux artistes comme aux philosophes, plus qu’aux scientifiques, juristes ou politiques, de nous alerter quant à de possibles dérives futures ?

clearInsuffler vie

π Ton/2

Cod.Act,
“π Ton/2”,
2017.

clearMais pourquoi se rendre à Basel en juin quand, toute l’année, les œuvres qui y sont présentées sont aussi accessibles via des services de l’Internet que sont Artsy, YouTube, Instagram ou Pinterest ? Si ce n’est pour y découvrir des pièces si récentes qu’elles n’ont encore laissé aucune trace sur les médias sociaux et, peut-être, pour en vivre et partager les expériences. Comme c’est le cas face à l’assemblage de tuyaux intitulé “π Ton/2” du duo suisse Cod.Act que forment ensemble les frères André et Michel Décosterd. Quand les mouvements qui l’animent lui donnent littéralement vie et que l’on se surprend, comme pris au piège dans un angle de la pièce, à effectuer quelques gestualités de recul dictées par la peur. Car l’œuvre, comme l’indique son titre convoquant les sciences de l’ingénieur représente un piton. Sans queue ni tête, elle n’en est pas moins menaçante dans ses circonvolutions que l’on ne peut ressentir que dans sa vraie grandeur, en sa présence. Sans omettre le son qu’elle génère et qui ajoute au suspens, à la tension qui s’installe en cette pièce obscure de la Haus der Elektronischen Künste.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour ETC MEDIA, Juin 2017.


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