ARS ELECTRONICA 2015
par Dominique Moulon [ Septembre 2015 ]
Le festival Ars Electronica de Linz, en Autriche, se focalise depuis 1979 sur les relations entre les arts et les technologies. Pour cette édition 2015, de nombreux chercheurs ont imaginé, ensemble, l’habitat de demain alors que des artistes, comme chaque année, y ont présenté des œuvres ancrées dans nos sociétés contemporaines.
Une musique de sons
Le public de l’
Offenes Kulturhaus est accueilli comme il se doit par un médiateur. Mais celui-ci propose à celles ou ceux qui le souhaitent de se séparer d’un objet en le réduisant à néant sous la forte poussée d’une imposante presse hydraulique. Quand rien n’interdit d’y compresser son smarphone ! Cet objet qui par trop fréquemment nous brouille l’esprit jusque dans des contextes artistiques. Le spectateur ayant activement participé à la destruction de l’objet de son choix repartira avec un fichier audio. Celui d’une musique de sons correspondant au broyage habilement étiré dans la durée par le dispositif intitulé “Oil” et imaginé par l’artiste russe Dmitry Morozov aka
::Vtol::. L’objet ainsi sacrifié aura été converti en une œuvre de l’immatérielle ou le bruit est élevé au rang de musique comme Luigi Russolo l’envisageait déjà en 1913 dans une lettre qui allait faire manifeste (L'arte dei Rumori) où il s’exprimait ainsi : « Aujourd'hui, l'art musical recherche les amalgames de sons les plus dissonants, les plus étranges et les plus stridents ».
Hybridation entre médias
Alex Verhaest,
“ Temps Mort /
Idle Times”, 2014,
Courtesy
Grimm Gallery.
A Linz, en septembre, on décerne des prix et c’est à l’artiste bruxelloise
Alex Verhaest que revient le Golden Nica en Computer Animation. Une lumière empruntée à la peinture des primitifs d’Europe du Nord confère aux œuvres de sa série “Temps Mort / Idle Times” une unité d’atmosphère. Les quelques insectes qui s’animent trahissent la part vidéo de ses natures mortes. Quand se sont des micromouvements qui extirpent ses portraits du photographique. L’analyse de ses quelques pièces nous apporte autant d’indices pour décrypter la vidéo de groupe que le spectateur peut “appeler” au téléphone. Tirés de leur mutisme, elles ou ils s’expriment alors alternativement sans pour autant qu’un véritable dialogue ne s’installe. Pour l’essentiel, celles et ceux qui habitent l’image de cette famille dont le public doit envisager la gravité de la situation qui les a réunis ont une présence double. Ce qui a pour effet de complexifier la lecture de la scène où chacun exprime à sa manière le manque de celui qui n’est pas dans l’image.
Art et sciences
ARTSAT1:Invader,
“Art and Satellite Project ”,
2014-2015.
Parmi les plus attendus des prix, il y a le Golden Nica en Hybrid Art qui, signe des temps, a progressivement remplacé celui de l’art interactif car il n’est rien, en ce monde, qui ne se soit quelque peu hybridé ces dernières décennies. Il est ici question des relations, ô combien historiques, que les arts entretiennent aux sciences au travers, notamment, du projet japonais “
Artsat1” initié le 28 février 2014 par le lancement d’un satellite qualifié d’artistique. Ce dernier, ayant la forme d’un cube de 10 centimètres de côté, est relié à l’objet qui nous est présenté dans l’espace de l’exposition et que nous sommes invités à toucher. Car sa température est à la mesure de celle de son double, évoluant à 378 kilomètres d’altitude. C’est donc une sculpture que nous caressons, et elle nous communique la chaleur d’un corps céleste du lointain qui nous encourage à reconsidérer notre position dans l’univers. Par le toucher de cet objet tangible, notre perception nous apparaît comme infiniment étirée.
Du portrait
Christa Sommerer
& Laurent Mignonneau,
“Portrait on the Fly”, 2015.
A la rencontre de l’art et de la science, à Linz, il y a l’Ars Electronica Center. Là où sont présentées les pièces de la série “Portrait on the Fly” de
Christa Sommerer & Laurent Mignonneau. Génératives, séquentielles ou fixes, toutes s’articulent autour d’une même idée car se sont des milliers de mouches qui, toujours, sont à l’œuvre. Comme si le modèle les attirait car, inlassablement, elles s’agglomèrent entre elles pour en dresser les portraits. Le moindre des mouvements les fait reconsidérer leur relation au groupe quand les portraits se font et se défont au fil du temps. Pour en fixer les postures dans le temps, les artistes ont opté pour l’usage d’un traceur semblable dans son fonctionnement à ceux qu’utilisaient les pionniers d’un art informatique. C’était dans les années 1960. Le marché de l’art, depuis peu, s’intéresse aux plotter drawings de l’époque. La pérennité des portraits au traceur de la série “Portrait on the Fly” intéressera inévitablement les collectionneurs d’art alors que c’est l’aspect résolument éphémère de l’installation interactive des deux artistes qui intrigue les spectateurs du festival.
Magnifier les appareils
Pablo Valbuena,
“Time tiling [post]”, 2015.
Les deux directeurs artistiques du festival Ars Electronica Gerfried Stocker et Christine Schöpf ont décidé cette année d’investir le Tri-Postal de Linz pour nous en révéler l’étrangeté, entre démesure et désuétude. Aussi, quoi de plus naturel que d’en avoir confié quelques fragments de sols ou de parois à
Pablo Valbuena qui sait magnifier l’harmonie des appareils de carrelages ou de briques par la lumière. Equipé de projecteurs vidéo, il redessine les formes de ce qui habille les architectures au travers de ses interventions de la série des “Time Tilings”. Par le blanchiment de quelques hauteurs et largeurs entre autres diagonales, il convertit les plans en durées. Animant les lignes d’une lumière pure qu’il dépose sur l’espace intérieur du Tri-Postal de Linz, il révèle une forme de beauté qui va bien au-delà de celle de ce lieu chargé d’histoires : celle, universelle, de la combinatoire. A la radicalité des grilles, il oppose la durée d’infinies transitions pour que nous ne sachions plus l’exacte nature de ce que nous observons. Car si son écriture s’accroche aux lignes de nos environnements immédiats, elle n’a de cesse de s’en émanciper pour mieux stimuler notre imaginaire.
L’art de la mémoire
Felix Luque & Inigo Bilbao,
“Memory Lane”,
2015.
A proximité des projections de Pablo Valbuena, il y une pièce de
Felix Luque &
Inigo Bilbao qui s’articule autour de la mémoire de l’un des lieux qu’ils partagèrent ensemble durant l’enfance. La pièce intitulée “Memory Lane” met en scène une pierre qui nous apparaît comme suspendue dans l’espace. En réalité, elle l’est et se déplace au-dessus d’une zone selon les coordonnées que le dispositif lui communique. La pierre de grande taille qui nous est présentée est à l’image de celle d’un ailleurs alors que ces déplacements semblent ne rien avoir d’aléatoire. Francis A. Yates, dans son ouvrage dédié à “L’art de la mémoire” (1975) ne nous a-t-il pas appris « qu’une disposition ordonnée est essentielle à une bonne mémoire » ? Mais le fait que la pierre soit en suspension au-dessus de la mécanique qui la fait se mouvoir semble l’extraire du réel de l’exposition. Et l’on ne peut s’empêcher de penser au rocher que détoure intégralement le ciel du “château des Pyrénées” (1959) de Magritte. Se demandant ce que cette pierre en suspension et aux coordonnées si bien ordonnées pourrait receler !
Hors cadre
Samuel Bianchini
& Didier Bouchon,
“Hors Cadre”,
2014-2015.
Tous les ans, une école d’art est invitée par la Kunstuniversität de Linz pour y présenter les travaux de ses étudiants entre autres enseignants et artistes. Cette année, c’est l’Université Paris 8, dont on sait l’attachement historique au rapport de l’art aux technologies, qui a accepté l’invitation. On y découvre notamment le dispositif “Hors Cadre ” de
Samuel Bianchini et Didier Bouchon. Il est bien des artistes qui, comme ORLAN dans les années 1960, ont tenté de “sortir du cadre” alors que celui qui nous est présenté ici fait œuvre. Mais “Hors Cadre ” nous apparaît comme inachevé car il lui manque l’essentiel : le regardeur. Celui-là même qui, selon Marcel Duchamp, fait l’œuvre. S’en approchant pour en contempler la “vacuité” puisqu’il n’encadre rien d’autre qu’une parcelle du mur de l’espace de l’exposition, nous l’activons. A distance, nous devenons le modèle que l’artiste, pourtant, n’attendait plus. Temporairement, nous complétons le dispositif que d’autres aussi activeront comme on crée une œuvre en la performant.
Article rédigé par Dominique Moulon pour Art Press, Septembre 2015.