LA GAITE LYRIQUE, UN AN DEJA
par Dominique Moulon [ Mars 2012 ]
Longtemps nous l'avons souhaitée, puis attendue, pour qu'enfin elle ouvre ses portes, fière de son histoire antérieure comme du réaménagement de ses espaces. La Gaîté Lyrique a un an, déjà. Pourtant, il nous semble qu'elle a toujours été là, en plein centre de Paris, "explorant les cultures numériques sous toutes leurs formes". Elle est maintenant rassurée par les chiffres de sa fréquentation… Revenons sur quelques-uns des temps forts d'une année riche en événements.
Rien à cacher, rien à craindre
UnitedVisualArtists,
"Assembly", 2011,
source James Medcraft.
Nous sommes le 1er mars 2011 et la
Gaité Lyrique se dévoile enfin. Tout le monde est là, du maire de la ville au ministre de la culture et c'est au collectif anglais UnitedVisualArtists que le directeur du lieu, Jérôme Delormas, a confié ses principaux espaces d'exposition. Mais comment interpréter le titre de l'événement "Rien à cacher, rien à craindre" à l'heure où nous nous surveillons les uns les autres via les réseaux sociaux et quand les artistes d'
UVA évoquent le modèle d'architecture carcérale du panoptique permettant, selon Michel Foucault, « d'imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque » ? Nous modifions en effet notre comportement lorsque l'installation vidéo "Assembly" multiplie notre image en temps réel sur le grand mur de projection. La machine nous intègre dans sa base de données autour de laquelle s'articule l'œuvre. Et elle montrera de nouveau nos visages quand elle le décidera, quand nous ne serons plus là pour le vérifier. Cette expérience artistique nous incite à reconsidérer la société sous surveillance dans laquelle nous évoluons au quotidien. C'est pour cela qu'on accepte, dans un espace muséal, ce que nous refuserions ailleurs. Si tant est que nous en soyons informé !
Changement d'échelle
Cécile Babiole,
"Miniatures - Kits sonores",
2011, source Pierre Couget.
C'est
Cécile Babiole, en avril, qui investit le quatrième étage avec ses "Miniatures", des "Kits sonores" qui s'inscrivent dans la continuité d'une performance intitulée "Donjon". Elle a tout d'abord scruté l'Internet afin d'y prélever des modèles 3D d'objets mythiques avant de les "maltraiter" durant des performances pour enfin les exposer sous des cloches de verre. A la Gaîté, ce sont de minuscules fragments évoquant la musique qu'elle nous présente sans se soucier des échelles qui sont variables. Il y a une loupe au-dessus de ses assemblages d'objets issus de prototypages 3D. Les spectateurs peuvent ainsi observer les sculptures dans le détail comme ils le feraient devant une peinture d'Albrecht Altdorfer. Car il y a une esthétique de la miniature comme il y a une esthétique du fragment en art. Et aux fragments d'objets démantelés par la machine qui les a imprimés correspondent les fragments sonores qui proviennent des prototypages et qui s'assemblent harmonieusement. Il n'est donc question ici que de détails. De minuscules détails qui forment un tout pour le plus grand des plaisirs esthétiques.
Changement de contexte
Matt Pyke & Friends,
"The Transfiguration",
2011.
En mai, il est un bruit qui vient des sous-sols du bâtiment, un bruit sourd qui se répète et s'entend jusqu'au hall d'entrée. Il accompagne les pas, dans l'image, d'un bipède qui se déplace au ralenti, de gauche à droite. Aussi souple que ses pas sont pesants, il a été conçu par
Matt Pyke et ses amis de Universal Everything. Rien ne le perturbe dans son interminable marche, pas même ses changements d'état puisqu'il est alternativement fait de flammes, de roches et de métaux. Chacun de ses pas est appuyé par des sons qui modifient la lumière du derrière de l'image projetée de cette installation vidéo intitulée "The Transfiguration". Il est majestueux dans sa lenteur, puissant dans sa régularité, en ce lieu qui lui convient si bien même s'il n'a pas été conçu pour l'événement. Car il provient d'un habillage de chaîne, du temps ou il s'appelait "Mister Furry". Depuis, il a perdu son fidèle compagnon, changé de direction et surtout ralenti. Une modification de temporalité qui lui a permis de changer de contexte, passant du flux des divertissements à l'espace muséal. Or c'est précisément dans ce type d'entre deux, cet infra-mince nous dirait Duchamp, que Jérôme Delormas explore les cultures numériques.
Humains contre machines
Samuel Bianchini,
"Discontrol Party",
2009.
Juin 2011 : la Gaîté est partenaire de
Futur en Seine et permet à
Samuel Bianchini d'organiser sa "Discontrol Party". Durant deux soirées consécutives, les DJs se succèdent alors que le public est invité à participer activement. Dans la salle, les spectateurs qui le souhaitent sont localisables puisqu'équipés de puces RFID, pour Radio Frequency IDentification. Sur scène, de multiples machines sont dédiées au contrôle du public. Et tout autour de la salle : les retours par l'image du travail de computation effectué par les ordinateurs. Progressivement, les spectateurs qui sont venus pour la musique s'intéressent aux images. Ils prennent en compte leur capacité à agir. Des groupes se forment et les machines résistent, mais elles finissent par plier sous leur pression. Les dispositifs numériques de surveillance les plus divers deviennent autant de défis. Il faut être nombreux pour éprouver ceux qui traquent la foule alors que le moniteur vidéo branché sur un circuit fermé autorise des interactions plus intimes. On s'y regarde danser, comme dans un miroir, bien que l'on soit dans l'image. Il est intéressant de remarquer que des dispositifs aussi simples que les circuits fermés fonctionnent encore, tout comme aux origines de l'art vidéo.
Loin des lumières
Rafael Lozano-Hemmer,
"Apostasis", 2008,
source Maxime Dufour.
C'est la rentrée de septembre et
Rafael Lozano-Hemmer a regroupé une douzaine de ses pièces dont la plupart sont participatives. Le titre de l'exposition "Trackers" évoque une fois encore les dispositifs de vidéo surveillance alors que les puissants rayons de lumière de l'installation "Apostasis" ne cherchent que l'absence. Les disques blancs, sur le sol de la salle noire, sont immobiles jusqu'à ce que des spectateurs entrent dans la lumière. Mais les projecteurs robotisés s'y refusent et fuient toute présence. C'est alors que l'on tente d'établir des stratégies pour croiser les rayons de ces lumières fuyantes. En anticipant par prédiction comme le font les machines en recoupant de grandes quantités d'information. Mais rien n'y fait car les projecteurs, "infatigables", finissent toujours par trouver des zones inoccupées. Le terme Apostasis, en grec ancien, signifie se tenir loin de, mais loin de quoi quand nous aspirons plus que jamais à nos quelques minutes de célébrité, quand nous ne nous éloignons jamais de plus d'un clic de nos amis ou communautés ?
Une esthétique du fragment
Herman Kolgen,
"Train Fragments",
2011.
Vendredi 7 octobre : soirée d'ouverture du second épisode du festival
Némo 2011 dédié cette année à la création numérique québécoise. Quand la grande salle de la Gaîté devient le théâtre d'une collaboration quelque peu inattendue entre le performer montréalais
Herman Kolgen et l'Ensemble Intercontemporain. Pour concevoir "Train Fragments", l'artiste québécois s'est inspiré de la pièce "Different Trains" de Steve Reich, un habitué du New York Los Angeles durant le début des années 40 et qui aurait pu prendre bien d'autres trains s'il avait vécu en Europe à cette époque ! Sur scène, Herman Kolgen est donc accompagné par les quatre instrumentistes (percussions, flûte, cor et violoncelle) qui improvisent en réponse aux images vidéo projetées. On reconnaît immédiatement l'univers visuel d'Herman Kolgen, dans la lenteur, dans les nuances de gris entre bleus et verts où des éléments virtuels s'ajoutent subtilement aux images du réel. Et puis, il y a ce train nous transportant qui, au terme de sa course, se démantèle, se fragmente. C'est alors que les pièces de métal, lentement, échappent à la pesanteur tandis que les instrumentistes, eux aussi, quittent la voie qui nous transportait pour participer à ralentir le mouvement.
Circuit Bending
Benjamin Gaulon,
"ReFunct Media v3.0",
2011.
A la Gaîté, les événements se suivent mais ne se ressemblent pas. Aussi, c'est le festival
In Famous Caroussel dédié notamment aux pratiques artistiques du Circuit Bending qui, en novembre 2011, succède à Némo. Tout se passe au quatrième étage, là où
Benjamin Gaulon a installé la troisième version de "ReFunct Media". Une œuvre qui prend tout son sens quand l'artiste français basé à Dublin nous la raconte. Un alignement d'objets low tech témoignant de petites expériences accumulées dans le temps. Un jour, par exemple, Benjamin a eu l'idée saugrenue de connecter la mémoire vive d'un minitel à celle d'un autre, juste pour vérifier leur incapacité à communiquer via ces canaux sur leurs écrans respectifs ! Au-delà de leurs interconnections, le point commun à tous ces objets n'est autre que l'électronique. Une électronique faite de circuits que l'artiste tente d'éprouver, allant jusqu'à les "tordre". Benjamin refuse donc l'usage des notices qui nous formatent tout en recyclant les matériaux électroniques dont nous nous sommes séparés. Et les chaines qu'il conçoit empiriquement sont autant d'hommages instables aux composants de nos quotidiens antérieurs.
Character Design
Geneviève Gauckler,
"Shortcut to brilliant",
2008.
Noël approche et la Gaîté accueille
Pictoplasma. Autant il est difficile de qualifier cette entité berlinoise dont les activités vont de celles d'une agence ou d'un label à celles d'un festival, autant il est aisé de se la représenter visuellement avec des personnages en tous genres, petits ou grands, en images, en objets ou en costumes. Et tous ceux qui dans le monde pratiquent le character design, comme le fait
Geneviève Gauckler, font plus ou moins partie de cette mouvance ou tendance qui consiste à imaginer, par la forme, des êtres étranges. Geneviève Gauckler, dont certains des travaux sont présentés dans l'exposition, est illustratrice et parvient, quelle que soit l'activité de ses clients, à imposer des personnages qu'elle met parfois en scène. Consécutifs aux humeurs de l'instant et bien que tous différents, ils participent à l'élaboration d'une œuvre graphique dont on remarque l'unité de style. Geneviève Gauckler perpétue ainsi la pratique du collage sans limitation en assemblant des fragments de photographies avec des éléments 2D ou 3D pour obtenir des personnages souvent habités de folies bienveillantes. N'est-ce pas, à propos, Max Ernst qui écrivit en 1937 ce qui se vérifie à l'ère numérique : « Si ce sont les plumes qui font le plumage ce n'est pas la colle qui fait le collage » !
2062 Aller-retour vers le futur
David Guez,
"Horloge 2067",
2012.
Et puis soudainement, le temps s'est accéléré puisque nous sommes déjà en 2062. Il y a donc deux siècles que La Gaîté Lyrique a ouvert ses portes pour la première fois. Mais la vieille horloge qui sert encore à remonter le temps, dans le foyer historique, n'a été inaugurée qu'en 2012. Epoque à laquelle l'artiste
David Guez a fait œuvre en la modifiant. Parler dans son environnement immédiat revient à augmenter sa mémoire puisqu'elle enregistre tout comme le faisait Andy Warhol. Les technologies ont évolué, mais l'idée reste la même : sauvegarder les conversations, sans jugement de valeur, les capter toutes car toutes sont potentiellement intéressantes ou le deviendront ! Il est, comme au théâtre, une position idéale pour que la machine nous reconnaisse et nous accepte. Alors, on peut remonter le temps en actionnant ses aiguilles à distance, sans même les effleurer. Mais quand devons-nous nous arrêter pour écouter quelles captations si nous n'avons pas laissé de messages dans le passé ? Revenir jusqu'en 2012 permettrait d'écouter les commentaires du public sur l'événement du moment intitulé "2062 Aller-Retour vers le futur". A propos : qui était le président des Français en 2012 ? Mais cette machine à remonter le temps revient toujours à l'instant présent. Car nous sommes en 2062. Alors, qu'est devenu l'agent autonome "
ADM" que le collectif RYbN a abandonné sur l'Internet ? A-t-il su investir en anticipant les mouvements des marchés financiers et quelle a été sa fortune ?
Article rédigé par Dominique Moulon pour MediaArtDesin.net, Mars 2012.