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BERLIN, ARTS TECHNOLOGIES ET ÉVÉNEMENTS
par Dominique Moulon [ Avril 2013 ]
En Hiver, à Berlin, deux événements se focalisent sur les recherches ou pratiques entre arts et technologies : la Transmediale et le CTM Festival. Mais c’est aussi l’occasion d’appréhender quelques œuvres au sein des expositions de la Hamburger Bahnhof, de l’institut KW pour l’art Contemporain, du LEAP ou laboratoire pour les arts électroniques et performatifs avant de terminer par la DAM Gallery.

clearLe festival Transmediale

OCTO P7C-1

Telekommunisten,
“OCTO P7C-1”, 2013,
© Jonas Frankki.

clearJe me souviens du festival Transmediale 2006. C’était à l’Akademie der Künste, quand il était encore question de pratiques artistiques émergentes. La planète Pluton, alors reconsidérée par l’Union Astronomique Internationale, devenait naine et l’Internet se faisait de plus en plus participatif. Les caractères B,W,P,W,A et P (Back When Pluto Was A Planet) qui ornent la Haus der Kulturen der Welt font référence à ce passé immédiat en nous incitant à mesurer l’impact grandissant du numérique sur nos sociétés. Les problématiques sociétales sont en effet au cœur des multiples conférences de cette Transmediale 2013. Mais théoriciens et chercheurs ne peuvent ignorer le gigantesque octopus de plastique jaune que les membres du collectif Telekommunisten ont installé à l’intérieur de la HKW. “OCTO P7C-1” est un dispositif tubulaire à air pulsé évoquant les postes pneumatiques qui se sont développés durant la deuxième moitié du XIXe siècle. On mesure ainsi le pouvoir absolu des opérateurs qui établissent les connexions. Dans un monde où quelques rares puissances, essentiellement privées, veillent sur nos données et communications personnelles.

clearUn cabinet de curiosité

Evil MediaDistribution Centre

Graham Harwood
& Matsuko Yokokoji,
“Evil MediaDistribution Centre”,
2013, © Juan Quinones.

clearC'est aux artistes Matsuko Yokokoji et Graham Harwood que l’organisation de l’exposition “Evil Media Distribution Centre” a été confiée. Conçue en réaction au livre “Evil Media” récemment publié par Matthew Fuller et Andrew Goffey, elle a les allures d’un cabinet de curiosité. On y découvre les contributions de 66 artistes au travers d’autant de descriptions textuelles d’objets de “média gris”, un concept emprunté aux auteurs du livre “Evil Media”. Graham Harwood y décrit le commutateur téléphonique automatique inventé par Almon Strowger en 1891. Ce dernier, alors entrepreneur de pompes funèbres aux Etats-Unis, avait eu l’idée de cette innovation après avoir suspecté l’opératrice du central téléphonique local, qui n’était autre que l’épouse de son concurrent direct, de le priver de clients potentiels. Ses commutateurs automatiques, nous apprend Graham Harwood, n’ont été remplacés que très récemment par les technologies du numérique. Celles-là même qui permettent aujourd’hui à quelques entreprises du Nasdac d’épier les moindres de nos échanges.

clearA la Hamburger Bahnhof

9 Evenings

9 Evenings, “Opening”,
1966, © Robert McElroy,
VAGA NYC.

clearIl faut traverser la rivière Spree pour aller de la HKW à la Hamburger Bahnhof où se tient l’exposition consacrée aux “9 Evenings: Theatre and Engineering” organisée à New York en octobre 1966 par l’artiste Robert Rauschenberg et l’ingénieur du Bell Labs Billy Klüver. La performance intitulée “Open Score” que Rauschenberg y conçoit avec la complicité de l’ingénieur Jim McGee commence par un match de tennis opposant Mimi Kanarek à Frank Stella. Mais les raquettes ont été préalablement augmentées de microphones sans fil par Bill Kaminski afin qu’elles résonnent au sein de l’Armory du 69e régiment originellement dédié à la pratique de ce même sport. Sans omettre la lumière qui diminue graduellement, impact après impact, jusqu’à l’obscurité totale. Quand près de cinq cent personnes, filmées en infrarouge, investissent l’espace de jeu tout en respectant les directives de Rauschenberg. Cette performance désormais historique révèle l’inévitable pénétration des technologies dans l’art, dans l’attente de la reconnaissance des pratiques artistiques émergentes initiées il y a près d’une cinquantaine d’années.

clearUn laboratoire pour les arts électroniques et performatifs

Transducers

Verena Friedrich,
“Transducers”, 2009,
© Max Schroeder.

clearLe LEAP (Lab for Electronic Arts and Performance), localisé à quelques pas de l’Alexanderplatz, est un projet associatif se situant dans la continuité de l’Experiments in Art and Technology, une organisation qui fait elle-même suite aux 9 Evenings. Associé pour l’occasion aux festivals Transmediale et CTM, le LEAP présente une exposition portant sur les “Mondes Abstraits”. C’est l’occasion de découvrir “Transducers” de Verena Friedrich. Cette installation qui a déjà fait le tour du monde s’articule autour de bien peu de chose : juste quelques cheveux. Des cheveux provenant de différents individus, aussi insignifiants les uns que les autres bien que témoignant tous des singularités qui nous sont propres. Or c’est précisément ces singularités qui s’expriment au sein des tubes de verre où ils vibrent pour résonner dans l’espace entier de la galerie. Les sons vibratoires s’accordant, c’est une musique à vivre comparable à celle de La Monte Young qui s’étire sans fin dans les moindres recoins de l’environnement qui fait œuvre.

clearA l’institut KW

Telephone Piece

Yoko Ono,
“Telephone Piece”,
1971-2012,
© Uwe Walter.

clearL'exposition “One on One” du KW Institute for Contemporary Art regroupe 17 installations ne pouvant être appréciées que par un seul spectateur à la fois. Elles sont, pour la plupart, à l’intérieur de petites pièces bien qu’il y ait aussi ce téléphone filaire sur une table blanche. Une ligne directe avec l’artiste Yoko Ono nous dit-on et la médiatrice de préciser qu’elle va appeler sans mentionner quand ! Elle ajoute toutefois que Yoko appelle tous les jours, une ou deux fois. Alors il est des spectateurs qui attendent l’appel de celle qui compte aussi plus de trois millions de followers sur Twitter. Etrange situation muséale, par l’absence, que ce possible échange non contrôlé quand nous sommes tous convaincus d’être, en permanence, connectés au monde entier. Mais cette œuvre, de part sa relative obsolescence, n’est-elle pas plus étrange aujourd’hui qu’elle ne l’était hier, alors que « Pluton était encore une planète », quand nous ne pouvions imaginer devenir les amis de toutes les Yoko Ono de Facebook ? Avant même qu’une notoriété promise ne nous soit enfin accessible à tous.

clearAu CTM Festival

Youtube as a sculpture

Constant Dullaart,
“Youtube as a sculpture”,
2009.
clearLa principale exposition du CTM Festival, depuis déjà quelques années, se tient au Bethanien dans le Kreuzberg. Elle regroupe quelques œuvres, numériques pour l’essentiel, dont celles de Constant Dullaart qui inscrit sa pratique dans la continuité de Marcel Duchamp. “Terms of Service” pouvant être considéré tel un ready made puisque c’est la page de Google qui est vidéo projetée. Mais celle-ci prend les allures d’un visage dictant les conditions d’utilisation, datant de 2012, de l’entreprise américaine. La voix de synthèse, quelque peu autoritaire, nous dicte donc ce que nous devrions savoir, par exemple : « Nous nous réservons le droit de supprimer ou de refuser d’afficher tout contenu que nous estimons raisonnablement être en violation de la loi ou de notre règlement ». Mais qu’est-ce donc qu’une “estimation raisonnable” ? Ou encore : « En utilisant nos Services, vous acceptez que Google puisse utiliser ces données ». Les nôtres ? Toujours dans la continuité des pratiques duchampiennes, il y a une série de séquences intitulée “Youtube as a subject” et détournant le précédent player du géant de la vidéo en ligne.

clearSujet, médium et support à la fois

7 Responses to Constant Dullaart's "YouTube as a Subject

Ben Coonley,
“7 Responses to Constant Dullaart's "YouTube as a Subject””, 2008.
clearPlusieurs artistes, dès 2008, se sont appropriés l’esthétique du lecteur vidéo de Youtube, et parmi ceux-ci il y a Ben Coonley avec ses “7 Responses to Constant Dullaart's "YouTube as a Subject””. Les deux séries, au Kunstraum Kreuzberg, dialoguent et se répondent en face à face. Quant aux spectateurs, ils peuvent alors observer ce qu’ils ont pourtant vu tant de fois sans y prendre garde. A chaque détournement sa surprise. Mais toutes les séquences commencent toujours comme si de rien n’était, avant que l’interface ne semble s’émanciper, par l’animation, du design de ses concepteurs. Toutes ces pièces sont évidemment visibles en ligne, sur le serveur de Youtube comme il se doit. C’est ainsi qu’opère une totale fusion entre le sujet, le médium et le support. Pour Constant Dullaart et Ben Coonley, le numérique offrant bien plus qu'une palette d’outils ou de simples “gains de productivité”. Sans omettre l’aspect “détournement” qui est au centre de tant de tendances artistiques, de Fluxus aux Nouveaux Réalistes.

clearLa Dam Gallery

Les contraires

Flavien Thery,
“Les contraires”, 2009.
clearC'est à la DAM Gallery de Berlin dont il est le fondateur, que Wolf Lieser expose son cabinet de curiosités, Wunderkammer en allemand. Et il y a, parmi les œuvres numériques présentées, la pièce de Flavien Thery intitulés “Les contraires”. Une sorte de prisme coloré ayant les allures d’un écran recomposé et dont l’affichage, comme il se doit en sculpture, dépend du point de vue. En dissociant la source lumineuse du filtre de l’écran, l’artiste français dont le travail s’articule autour de la relation entre l’art et la science invite le spectateur à se déplacer dans l’espace. Cette pièce questionnant la vision correspond tout à fait aux constructions perspectivistes que les humanistes italiens de la Renaissance collectionnaient dans leurs studioli. « Où est l’information qui fait varier les aplats de couleurs, dans le plan, dans l’espace ou dans la source ? », se demande l’observateur en scrutant l’objet sculptural dont les qualités artistiques sont inhérentes à la pertinence des questions qu’il se pose. Car c’est le regardeur qui, se déplaçant dans l’espace, fait l’œuvre. Quand celle-ci, en retour, questionne le regardeur au travers de ses multiples réalités.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour Digitalarti, Avril 2013.


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