ARS ELECTRONICA, BITS ET ATOMES
par Dominique Moulon [ Septembre 2016 ]
En septembre, en Autriche, il y a le festival Ars Electronica de Linz dont on ne mentionne plus les années d’existence. Et cette édition 2016, son directeur artistique Gerfried Stocker l’a organisée autour de ce qu’il considère être une forme d’alchimie contemporaine interconnectant les bits aux atomes, donc l’immatériel à la matérialité.
De la sérendipité
Jasia Reichardt,
“Cybernetic Serendipity”,
1968
L’exposition “Cyber Art” de l’
Offenes Kulturhaus de Linz se termine par le commencement en ce sens que la dernière des salles est dédiée à la critique et curatrice Jasia Reichardt ayant obtenu cette année le prix du Golden Nica des pionniers visionnaires. Car c’est elle, en 1968, qui a organisé la toute première exposition consacrée à la fusion de l’art et des technologies. A l’Institute of Contemporary Arts où se déroulait l’exposition “
Cybernetic Serendipity”, son objectif était alors de « présenter les domaines d’activités d’artistes impliqués dans la science et de scientifiques pratiquant l’art. » Considérant aujourd’hui les cinquante années d’exploration qui s’en sont suivies, c’est dire à quel point sa pensée de l’époque était visionnaire. Sans omettre la prochaine Biennale Internationale des Arts Numériques
Nemo de la région Ile-de France dont la thématique 2018 sera : « Hasard, accident ou sérendipité ». A Londres, en 2014 et à l’occasion de la réactivation par la documentation de “Cybernetic Serendipity”, Jasia Reichardt nous rappelant que « les gens avaient été enthousiasmés par cette exposition car c’était une révélation pour eux » se demande ce qui, aujourd’hui, constituerait en art « une révélation » ?
Collection d’archives
Masaki Fujihata,
“Beyond Pages - Anarchive”,
1995 - 2016.
En ce qui concerne les arts technologiques, il y a aussi une pionnière en France qui se spécialisa dès la fin des années 1970 dans la théorisation des pratiques d’une vidéo exploratoire. Elle se nomme Anne-Marie Duguet et accompagne cette année
Masaki Fujihata à Linz. Car elle lui consacre le sixième opus, après Antoni Muntadas, Michael Snow, Thierry Kuntzel, Jean Otth et Fujiko Nakaya, de sa collection d’archives numériques sur l’art contemporain “
Anarchive”. Et l’artiste japonais, à cette occasion, de réactiver l’une de ses installations interactives intitulée “Beyond Pages” au travers d’une tablette. La boucle est ainsi bouclée car l’œuvre originelle met en scène un livre numérique dont on pouvait, virtuellement, déjà tourner les pages et qui permettait, aussi, d’allumer une lampe dans l’espace physique. Cette pièce historique datant de 1995 est d’une rare poésie pour celles et ceux qui ont eu la chance de l’expérimenter. Mais elle préfigure aussi l’usage des tablettes permettant aujourd’hui d’accéder à des contenus comme à des services. Or c’est précisément avec l’une de ses tablettes que l’on revisite cette œuvre aux technologies d’hier préfigurant des usages résolument contemporains. Mentionnons enfin que le prochain “Anarchive” sera consacré à l’artiste américain Peter Campus.
Le groupe du Laocoon
Quayola,
“Laocoön #D20-Q1”,
2016.
A Post City, l’un des principaux lieux du festival
Ars Electronica,
Quayola présente sa toute dernière création inspirée du “Groupe du Laocoon”. Rappelons que cette sculpture rhodienne datant du premier siècle av. J.C. ré-émergea du sol de Rome en 1506. Mais c’est à un robot industriel que l’artiste londonien, d’origine italienne, en confie les reproductions partielles à la chaîne. Allant, dans sa démarche mêlant l’art à l’industrie, jusqu’à nous en présenter quelques itérations sous la forme d’étapes inachevées par une machine dont la présence, comme la mémoire, est des plus sculpturale. C’est ainsi que l’on découvre les étapes de réémergence contrôlée numériquement du prêtre troyen luttant contre deux serpents de mer pour défendre ses fils. La sculpture originelle de marbre qui est exposée au Vatican nous rappelle la dextérité de ses auteurs Agésandros, Athénodore et Polydore, alors que ses copies en polystyrène nous disent davantage celle de la machine du groupe allemand Kuka Robot. Quand les muscles en tension du Laocoon progressivement se détachent à l’ère de son extrême reproductibilité tridimensionnelle et matérielle.
Bulles de son
Thom Kubli,
“Black Hole Horizon”,
2012.
Dans les sous sol de Post City qui servait autrefois au tri postal, il y a une exposition dédiée aux “Alchimistes de notre temps” où l’on découvre notamment l’installation sonore “Black Hole Horizon” de l’artiste berlinois
Thom Kubli. Et c’est en se dirigeant aux sons lointains de cornes de brume que l’on arrive à elles. Au nombre de trois, elles expirent les bulles de savon qui se dirigent vers les spectatrices et spectateurs se déplaçant pour en préserver encore davantage l’existence. L’instrument est majestueux et la composition aléatoire. En mode solo, les cornes se répondent les unes les autres pour, parfois, s’accorder ensemble. Le spectacle de bulles autonomes représentant autant de fréquences aux durées variables est d’une relative étrangeté qui, toutes et tous, nous renvoie à l’enfance. Par une machinerie dont on veut continuer d’ignorer la complexité, les notes sont visuellement maintenues bien au-delà de leur expression sonore. Elles ont, dans l’air, la matérialité de leurs membranes qui est des plus éphémère. Evanescentes, ces entités audiovisuelles rythment la performance de leurs disparitions programmées.
En miniatures
Nelo Akamatsu,
“Chozumaki ”, 2016.
L'œuvre “Chozumaki” de
Nelo Akamatsu a bien des points communs avec celle de Thom Kubli puisqu’il s’agit encore d’une installation sonore dont les composantes aux pavillons évasés sont au nombre de trois. L’échelle, en revanche, les diffère puisque les pièces de l’artiste japonais sont miniatures. En verre, elles nous apparaissent aussi fragiles que le sont les notes aigues, presque inaudibles, qui s’en échappent. Car le spectacle se joue à l’intérieur des trois flacons. Là où l’on décèle des tourbillons dans la transparence d’une eau pure, sans bien comprendre comment ils sont générés. En quelques pas, nous avons donc basculé du monumental à la miniature pour observer quelques microphénomènes. Qualifiés en physique de vortex, ils nous renvoient aux possibles perturbations, dans l’infiniment grand, de l’espace et du temps en science comme en fiction. Témoins privilégiés des ces quelques expérimentations dans la durée, nous devinons en approchant l’oreille des pavillons de verre que nous en perturbons l’état. Comme il est, en science, bien des expériences que la seule présence d’un observateur suffit à influer. Mais nous savons aussi, en référence à Marcel Duchamp, que « c'est le regardeur qui fait l'œuvre ».
Hasard et législation
!Mediengruppe Bitnik,
“Random Darknet Shopper”, 2014.
De retour à l’Offenes Kulturhaus de Linz, on y découvre la documentation vidéo de la performance “Random Darknet Shopper” avec laquelle les membres du duo suisse
!Mediengruppe Bitnik ont obtenu une mention d’honneur en Art Interactif. Pour avoir activé, en 2014, un robot ayant la délicate mission d’acheter aléatoirement des objets sur le darknet où possiblement, tout est à vendre. Et l’application, à raison d’une centaine de dollars en bitcoin par semaine, d’en faire la preuve en se faisant livrer des objets quelque peu inattendus sur le site même de l’exposition de la
Kunst Halle de Sankt Gallen. Mais cette performance robotique a finalement été interrompue par la police se saisissant, notamment, de quelques pilules d'extasy et d’un faux passeport hongrois. Ce qui n’est pas sans poser des questions quant à la responsabilité, dans un contexte artistique, d’un robot autonome à l’ère où ses semblables se multiplient. Car en ligne comme dans le monde physique, nous avons de plus en plus à interagir avec des robots virtuels ou des machines autonomes. Alors que des actions artistiques anticipent celles des législateurs !
De l’hybridation des pratiques
Mat Collishaw,
“The Garden
of Unearthly
Delights“,2009.
Enfin, et toujours à l’OK de Linz, il y a une pièce de
Mat Collishaw. Ce dernier, de la génération des Young British Artists, a aussi obtenu une mention d’honneur en Art Interactif pour son installation lumineuse “All Things Fall” se situant à la croisée de la peinture, du cinéma, de la sculpture et du digital. Car le thème est celui du “Massacre des innocents” dont l’horreur nous a été compté par les peintres. Alors que le dispositif utilisé nous évoque les zootropes ayant très largement participé à écrire l’histoire du pré-cinéma. Quant à l’aspect sculptural de l’œuvre, il est inextricablement lié à l’usage du digital puisque les très nombreuses figurines ont toutes été modélisées avant d’être imprimées en trois dimensions. A l’arrêt, dans l’obscurité, on devine une précision dont on sait qu’elle est machinique. Puis, le zootrope aux fausses allures de manège pour enfant étant à sa vitesse de rotation optimum, la lumière stroboscopique nous révèle la véritable horreur des saynètes. La vitesse éradiquant les détails, il ne reste par conséquent que l’effroi.
Article rédigé par Dominique Moulon pour Art Press, Septembre 2016.