57E BIENNALE DE VENISE
par Dominique Moulon [ Mai 2017 ]
La 57e Biennale de Venise est ouverte jusqu’en novembre prochain. Avec, cette année, une curatrice principale française, Christine Macel, et des Lions d’Or pour Anne Imhof au Pavillon allemand des Giardini et Franz Erhard Walther à la Corderie de l’Arsenale. Parmi la multitude d’expositions, voici un parcours sélectif.
Le temps de l’émergence
Xavier Veilhan,
“Studio Venezia”,
2017.
L'artiste
Xavier Veilhan a souhaité passer l’essentiel de l’été 2017 au sein du Pavillon français dont il a intégralement repensé l’architecture intérieure en référence au travail résolument immersif de Kurt Schwitters pour être au plus près des créations musicales qui y émergent car son “Studio Venezia” aux allures de “Merzbau” n’est autre qu’un studio d’enregistrement tout à fait fonctionnel. L’idée d’étape de travail est récurrente dans le travail de cet artiste français, ne serait-ce que dans la résolution des facettes de ses sculptures qui, toutes, nous apparaissent dans une forme d’inachèvement totalement assumé. Les artistes invités à Venise, compositeurs ou interprètes, sont donc de passage selon des temporalités diverses. Ils repartiront avec les captations audio et visuelle qui leur appartiennent tandis que le studio pourrait quant à lui migrer vers d’autres horizons. Le public assiste à ces moments si particuliers, quand les œuvres se révèlent au monde. Plus que des aboutissements, ce sont donc davantage des processus de création, dans leur extrême fragilité, qui y sont attendus, dans le partage.
Zad Moultaka,
“SamaS”, 2017.
La récurrence des destructions
Le sentiment de joie qu’inspire le titre de cette
Biennale, “Viva Arte Viva”, nous apparaît comme en rupture avec la gravité de quelques pavillons nationaux comme celui du Liban dont on remarque le retour à Venise. Où l’artiste et compositeur
Zad Moultaka, par la lumière, scénographie le moteur à réaction Rolls-Royce d’un bombardier, tel un totem. L‘œuvre intitulée “SamaS” lui a été inspirée par la stèle du “Code de Hammurabi” et les 150 000 pièces de monnaie qui recouvrent un mur intérieur nous renvoient aux mosaïques byzantines de la Basilique San Marco. Quand on entend quelques extraits de la “Lamentation sur la ruine d’Ur” : « Les enfants, couchés dans le giron de leur mère, comme des poissons, sont emportés par les eaux », on pense inévitablement à d’autres ruines, celles d’Alep, et à d’autres enfants, ceux de la Syrie frontalière au Liban. Et l’artiste libanais qui vit et travaille à Paris de nous rappeler que les civilisations, quelles qu’elles soient, sont porteuses de leur propre destruction. L’histoire, dans ces pires moments, inlassablement se répète.
Ce temps qui nous est propre
Lee Wan,
“Proper Time”,
2017.
« Le repas est une nécessité universelle qui transcende les frontières, les classes et les religions », nous annonce l’artiste Lee Wan du
Pavillon coréen. A l’entrée de son installation “Proper Time”, ce dernier a affiché la formule mathématique lui permettant de calculer la valeur correspondant au temps de travail nécessaire à l’achat d’un petit déjeuner. Les pendules qui recouvrent l’intégralité de la pièce sont personnalisées aux noms de celles et ceux qu’il a interviewés. Les vitesses de rotation des aiguilles, indexées sur les valeurs-temps de repas, ont des temporalités qui leur sont propres. Le temps, au regard de leurs mouvements désynchronisés, serait donc moins universel qu’il n’y paraît. On pense alors au film de Science-Fiction “Time Out” du réalisateur Andrew Niccol qui envisage des durées de vie proportionnelles au pouvoir économique. Alors que les longévités, en temps de paix, sont aussi relatives aux pénibilités des travaux qui varient autant selon les classes sociales que les zones géographiques de part le monde.
Au strict protocole
Tehching Hsieh,
“One Year Performance”,
1980-1981.
S'il est des œuvres de protocole que les artistes littéralement s’infligent, celle intitulée “One Year Performance” que le Taïwanais
Tehching Hsieh a vécue durant une année entière en est une. Car ce dernier s’est contraint à la pratique, heure après heure, de l’autoportrait photographique. Mais c’est l’action de pointer ses horaires avec une régularité extrême en tenant la pose qui oriente notre lecture de cette œuvre résolument performative. Parfois, il a échoué. Mais les cartes qui accompagnent ses myriades de photographies sont là pour en témoigner, en rouge, la couleur de l’erreur. Sa tenue de travail est aussi présentée, sous verre. La répétition, en art, est une pratique courante. Poussée à l’extrême, elle nous dit la détermination des artistes à dénoncer, dans ce cas, l’aliénation par le travail lorsque les tâches sont tout particulièrement répétitives et que les ouvrières ou ouvriers n’ont pas encore été remplacés par des robots. Rappelons ici que le terme robot vient du slave “robota” pour labeur. Et que le labeur, de nos jours, est aussi digital pour celles et ceux dont le temps de travail, à domicile, est automatiquement contrôlé à distance par des serveurs.
Formes de censure contemporaine
Recycle Group,
“Blocked Content”,
2017.
Julian Assange s’est exprimé publiquement le 19 mai dernier depuis le balcon de l'ambassade d'Equateur, à Londres, où il est bloqué depuis cinq années. Le fait que ce lanceur d’alerte ait fondé Wikileaks dont la mission consiste à libérer des contenus n’est évidemment pas sans rapport avec cette réclusion diplomatique. Et c’est ce dont il s’agit au sein du Pavillon russe des Giardini où les artistes Andrey Blokhin et Georgy Kuznetsov du
Recycle Group évoquent une forme de censure digitale avec l’installation “Blocked Content”. Quand il ne faut pas se fier à la douce blancheur des structures polygonales car ce sont elles qui emprisonnent quelques autres possibles lanceurs d’alertes, hackers ou activistes. Toutes et tous sont figés dans leurs actions de l’instant alors que des cartels participant de l’œuvre ne nous en disent guère plus (genre, âge, activité, raison du blocage). Cette installation se réfère tant à celles ou ceux que l’on incarcère qu’aux contenus dont quelques pouvoirs en place voudraient nous protéger. C’est bien d’une forme de censure contemporaine dont il est question ici, d’une censure dont on ne sait plus exactement qui sont les censeurs, les Etats ? les entreprises de la data ?
Ces data qui nous trahissent
Aram Bartholl,
“Weeping Angels”,
2017.
Il y a des gardes, comme partout ailleurs dans l’Arsenale ou aux Giardini, à l’entrée de l’HyperPavillon initié par Philippe Riss-Schmit. Mais ceux-ci ont de particulier qu’ils vérifient les profils Facebook des visiteurs qui participent, initialement sans le savoir, à la performance artistique “Weeping Angels” qu’Aram Bartholl poursuit à l’intérieur sous la forme d’une installation. Car un profil Facebook, selon cet artiste allemand « nous apparaît aujourd’hui plus difficile à falsifier ou à perdre qu’un passeport ». Et force est de reconnaître que les data qui nous sont associées sont susceptibles, un jour ou l’autre, de nous trahir.
Aram Bartholl a recouvert le sol d’un tapis aux milliers de logotypes des entreprises à l’international de la data sur lequel il a déposé un véhicule anti-émeute intégralement miroitant. Cette relation entre données personnelles et forces de l’ordre étant au centre de bien des affaires. On se souvient des échanges opposant Apple au FBI exigeant le déverrouillage d’un smartphone. Mais que savons-nous, en réalité, des tractations entre les entreprises du digital et les “intelligences” de gouvernements ? Les premières sont-elles en mesure de résister aux pressions comme aux gains ? On en doute.
Nos gestualités anticipées
Julien Prévieux,
“What Shall We Do Next?
(Sequence #2)”, 2014.
Enfin, et toujours à l’HyperPavillon, il y a cette création vidéo intitulée “What Shall We Do Next? (Sequence #2)”.
Julien Prévieux, l’auteur de cette performance filmée, l’a articulée autour des gestes que les entrepreneurs du digital déposent sous la forme de brevet. De ce fait, Ils anticipent nos gestes autant que nos usages lorsque leurs innovations parviennent jusqu’à nous. C’est donc un cadre juridique qui sous-tend les chorégraphies que six danseuses et danseurs enchaînent alors qu’une voix off déclame quelques descriptions comme, on l’imagine, elles accompagnent les brevets. On pense alors au nombre considérable des gestes de Natural User Interface, de la translation, de la rotation ou de l’échelle et qui, jamais ne rencontreront leurs publics. Comme à ceux, à l’instar de l’incontournable pinch to zoom opposant le pouce à l’index, qui nous sont devenus si familiers. Actrices et acteurs du film de Julien Prévieux étant privés de tout objet technique, leurs gestualités s’inscrivent dans l’invisible comme celles de mimes. Incessamment, ils rejouent des gestes brevetés dont, possiblement, nous ignorons encore le sens et qui, pour certains, participeront grandement à nos habitudes en devenir.
Article rédigé par Dominique Moulon pour ETC MEDIA, Mai 2017.