ZKM, TRANSMEDIALE, IKEDA ET BARTHOLL
par Dominique Moulon [ Avril 2012 ]
Au ZKM de Karlsruhe, l'exposition "The Global Contemporary" analysait récemment les effets de la mondialisation sur le monde de l'art tandis que celle du Media Museum, intitulée "Digital Art Works", porte sur la conservation des œuvres numériques. De son côté, le festival Transmediale de Berlin vient de célébrer sa vingt-cinquième année d'existence avec l'exposition "in/compatible". Sans omettre Aram Bartholl à la galerie Dam et Ryoji Ikeda à la Hamburger Bahnhof.
Art et finance
L'exposition "The Global Contemporary" commence dès l'entrée du
Zentrum für Kunst und Medientechnologie (ZKM). Là où les mots "SELL" et "BUY" incitent à pénétrer dans le PanoramaLabor. La pièce a les allures d'une salle de contrôle. Pourtant, les artistes du projet
RYbN ayant conçu cette installation ne contrôlent rien car l'agent intelligent qu'ils ont lancé sur l'Internet le 31 août 2011 est totalement autonome. "ADM8", c'est son nom, a été doté de 8 279 euros et sait acheter comme vendre sur les marchés financiers asiatiques, européens et américains. Les grandes quantités d'informations qu'il collecte lui servent à anticiper les mouvements du marché pour mieux durer. Mais il finira bien par faillir, quand son compteur sera à zéro. Cette œuvre que l'on peut considérer aujourd'hui comme inachevée sera alors terminée. Dans le PanoramaLabor dont la paroi circulaire est intégralement recouverte de cartes, de tableaux et de chiffres témoignant des actions du robot trader, nous n'observons donc que sa lente agonie. Car cela prendra du temps puisqu'on lui prédit quelques années d'existence avant qu'il n'effectue sa fatale transaction. Le monde de la haute finance est impitoyable avec les machines. Mais qu'en est-il des erreurs non machiniques ?
Mise en valeur
Laurent Mignonneau
et Christa Sommerer,
"The Value of Art", 2010.
The Global Contemporary" se poursuit dans le musée d'art contemporain du ZKM où le dispositif "The Value of Art" comptabilise les regards. Il s'articule autour d'un tableau acheté 425 euros par
Laurent Mignonneau et Christa Sommerer dans une salle des ventes de Vienne. Les artistes y ont ajouté un système de captation et une imprimante thermique. Puis, ils ont déterminé la valeur du temps passé par les regardeurs, soit un euro pour dix secondes. C'est donc le spectateur qui fait la valeur de l'œuvre et non le marché. Seule son attention est prise en compte par le dispositif, et elle s'ajoute à celle du précédent. La longueur de la bande de papier sortie de l'imprimante témoignant du succès de la marine signée par un certain Hansen. Où chacun peut vérifier que son regard a été pris en compte, qu'il participe à augmenter la valeur d'une œuvre des plus autonome, parce que pouvant se passer des marchands, collectionneurs ou critiques qui fixent d'ordinaire la valeur de l'art. Une économie alternative que Laurent Mignonneau et Christa Sommerer qualifient « d'économie de l'attention ».
De la conservation
Nicolas Moulin,
"Viderparis",
2002.
Passons maintenant au Media Museum où l'exposition "Digital Art Works - The Challenges of Conservation" regroupe des œuvres numériques dont les études de cas portent sur leur pérennité respective. Là où, des vues urbaines se succèdent les unes aux autres. Les durées sont similaires, l'ordre aléatoire et le son quelque peu angoissant. Toutes, elles comportent une même étrangeté que l'on ne perçoit qu'après un temps. Le temps de comprendre que l'artiste, Nicolas Moulin, a effacé toutes les formes ou traces d'existence, quelles qu'elles soient. Il ne reste dans "Viderparis" que les bâtiments dont les rez-de-chaussée ont été murés. Les perspectives que rien ne perturbe sont comparables aux représentations de citées idéales datant de la renaissance. Ont-elles été habitées et qui pourrait en témoigner quand il n'y a absolument plus personne ? Car lentement les boulevards et avenues ont été évacués, sans précipitation, puisque rien n'a été oublié contrairement aux décors d'après catastrophes. Et en ce qui concerne la pérennité de "Viderparis", elle nous apparaît assurée tant qu'il y aura des applications à même d'afficher aléatoirement des fichiers image comme de diffuser des fichiers son. A moins, peut-être, d'une véritable catastrophe !
Esthétique du risque
Ben Woodeson,
"Health & Safety
Violation #36", 2012.
A Berlin, c'est au creux de l'hiver que le festival
Transmediale investit la Maison des Cultures du Monde. Au centre du foyer principal, se trouve un alignement de tiges de cuivre d'une relative plasticité. Une sculpture que l'on pourrait qualifier de minimal, avant de l'expérimenter. Comme son titre l'indique, "Health & Safety Violation #36", elle appartient à une série que son auteur,
Ben Woodeson, a initiée en décembre 2008 alors qu'il était en mal d'inspiration. La conception d'œuvres dangereuses allait en effet l'extraire de l'ennui, allant jusqu'à ériger en manifestes les décharges qu'il doit faire signer au public. Celle que l'on signe à Berlin couvre le lieu, l'événement et l'artiste. Aussi l'on peut s'électrocuter librement. Car c'est bien de cela dont il s'agit : avoir le courage, ou l'inconscience, de tenir deux tiges de cuivre hautement conductrices d'électricité pendant quelques secondes. Les mouvements de recul consécutifs aux chocs électriques de courtes durées sont énergiques. On raconte qu'il est des amateurs de décharges artistiques qui ont réitéré l'expérience ! C'est parce que les œuvres interactives, bien souvent, offrent les spectacles de leurs appropriations par le public, que les fauteuils situés à proximité de cette œuvre électrique ne désemplissent pas.
Pratiques amateurs
Eva & Franco Mattes,
"My Generation", 2010.
Les pratiques amateurs, cette année, sont à l'honneur à la Maison des cultures du monde. Car l'auteur, sur le cartel qui accompagne la séquence vidéo où le CEO de Microsoft Steve Balmer déclare publiquement son extrême attachement pour sa compagnie, est anonyme. Notons qu'elle est aussi accessible via Google en entrant « Steve Ballmer going crazy ». Plus de quatre millions de vues à ce jour ! Quant au collage vidéo "RIP in pieces America" qui dresse un portrait amère des Etats-Unis à l'ère de Youtube, il regroupe les séquences que le canadien Dominic Gagnon a sauvegardées avant qu'elles ne soient retirées des serveurs d'hébergement parce qu'elles dérangeaient. Enfin, l'installation "My Generation" des artistes
Eva et Franco Mattes s'articule autour de séquences tout aussi amateurs, mais toujours accessibles sur Internet. Ensemble, elles dressent le portrait d'une jeunesse qui s'investit sans limite dans des jeux vidéo et autres communautés comme World of Warcraft. Soixante millions de vues pour « Greatest freak out ever ». Chaque minute qui s'écoule, c'est soixante heures de vidéo supplémentaires sur Youtube. Aussi combien de déclarations, suppressions ou collages, de pratiques vidéo amateurs qui seraient sublimés par des commissaires ou artistes de leur temps ?
Au CTM Festival
Anke Eckardt,
"Between I you I and I me",
2011,
source Marco Microbi.
La Transmediale se poursuit notamment dans le quartier du Kreuzberg au sein du
CTM, son partenaire historique. Et c'est au Bethanien qu'
Anke Eckardt présente son installation intitulée "Between I you I and I me". Le titre, ici encore, nous informe sur l'œuvre qui n'est autre, selon l'artiste, qu'un « mur de son et lumière ». La pièce est enfumée, dans la pénombre, aussi les deux rayons de lumière projetés aux allures de membranes nous invitent à les traverser. Cette double paroi immatérielle doit être franchie pour que l'expérience soit complète. Mais qu'y a-t-il de l'autre côté ? Les spectateurs prennent leur temps et commencent généralement par passer une main, puis le bras. On perçoit, entre les deux films de fumée, les sons aigus de plaques de verre que l'on brise, des parois que l'on franchit. De l'autre côté, le monde est similaire. Cette œuvre est aussi resplendissante de fragilité qu'elle est riche de ses possibles métaphores si l'on considère les barrières que les puissants, parfois, érigent entre les plus fragiles. Car il est bien des barrières que, chacun, nous devons franchir et "Between I you I and I me" nous y encourage. Quand le plaisir esthétique est une conséquence du franchissement !
Dans la DAM Gallery
Aram Bartholl,
"Are you human?",
2009.
A la
Dam Gallery de Berlin, il y a une exposition de l'un des plus numérique parmi les artistes :
Aram Bartholl. Pourtant, celui-ci y présente des œuvres qui sont nettement moins numériques que ses inspirations. On y trouve notamment quelques captchas en aluminium de la série "Are You Human?" qui sont semblables en tout point aux assemblages typographiques que les machines nous imposent de décrypter pour prouver notre humanité. Car nous en sommes là ! Le CAPTCHA (Completely Automated Public Turing test to tell Computers and Humans Apart) fait référence au test qu'Alan Turing décrivit en 1950 dans son ouvrage "Computing machinery and intelligence". Le protocole, à l'époque, devait être suivi par un humain ayant pour objectif de distinguer l'homme, ou la femme, de la machine. Il s'avère qu'une soixantaine d'années plus tard, ce sont les machines qui nous interrogent à leur tour. Aram Bartholl, parfois, accroche ses captchas dans l'espace urbain. Et lorsque nous ne les confondons pas avec des tags, deux questions existentielles émergent : Où suis-je et qui suis-je ? Car nous sommes, devant ces quelques caractères atrophiés, au plus proche des machines qui nous sollicitent.
A la Hamburger Bahnhof
Ryoji Ikeda,
"db", 2012,
source Uwe Walter,
courtesy Freunde
Guter Musik Berlin.
La dernière exposition de la série "Works of Music by Visual Artists" présentée à la
Hamburger Bahnhof est dédiée à
Ryoji Ikeda. Le musée lui a confié les deux salles symétriques des ailes Est et Ouest que ce dernier a investi avec un travail dont titre même, "'db" pour décibel, évoque la symétrie, le double, entre complémentarité et complétude. On sait l'attachement de cet artiste japonais basé à Paris pour les data. Or quel plaisir, sur le parcours qui mène à la salle Ouest, que de poser son regard sur l'un des nombres se situant entre 2 289 862 et 2 307 403 peint par Roman Opalka en 1977. Mais revenons en 2012 et entrons dans la salle Ouest que Ryoji Ikeda a convertie en salle immaculée, du sol au plafond. On y est immédiatement ébloui par l'extrême blancheur qui est semblable à celle de la suite où s'achève la quête de Dave, dans "2001, l'Odyssée de l'espace". Alors, on s'abandonne, quand l'œuvre ralentit nos mouvements dans l'espace et que le son pur provenant du fond de la salle nous attire inéluctablement. Tout autour, il y a des data, dont on ne sait d'où elles proviennent, des confins de l'espace peut-être ! Et puis, il y a la seconde salle, son double noir, son rayon de lumière blanche et encore des data, des nombres. Roman Opalka est décédé l'an passé, mais il est encore bien des artistes comme Ryoji Ikeda pour ralentir le temps.
Article rédigé par Dominique Moulon pour Digitalarti, Avril 2012.