BIENNALE INTERNATIONALE D'ART NUMERIQUE
par Dominique Moulon [ Juin 2012 ]
La première Biennale internationale d'Art Numérique a émergé en avril 2012 en divers lieux de Montréal dont le Musée des Beaux-Arts, celui d'Art Contemporain le DHC et la SAT. Alain Thibault, son fondateur, est aussi le directeur artistique du festival Elektra et l'initiateur du Marché International de l'Art Numérique. En mai, le colloque Syncretic Transcodings organisé par Hexagram CIAM est venu s'ajouter à ces événements montréalais. Retour sur quelques temps forts.
Trop humaines
Bill Vorn,
"DSM-VI", 2012
La Black Box du laboratoire de recherche
Hexagram de l'université Concordia compte parmi les espaces investis par la Biennale Internationale d'Art Numérique (
BIAN). On y découvre les dernières créations robotiques de l'artiste
Bill Vorn. Des barres métalliques contraignent nos déplacements dans un espace envahi par les machines. Celles qui sont au pourtour de la salle semblent émettre le désir de communiquer alors que celles situées au centre nous apparaissent davantage menaçantes. Parce que plus humaines, peut-être trop même ? Les membres inférieurs des robots qui sont au sol s'animent désespérément dans le vide alors qu'ils continuent de scruter l'espace avec leurs têtes lumineuses. Le titre de l'exposition "DSM-VI" fait référence au Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux dont la version V est attendue avec impatience par tant d'utilisateurs entre autres détracteurs. Nous devrions peut-être envisager la reconsidération de nos relations aux robots qui investissent nos sociétés. Mais faudra-t-il aller jusqu'à nommer les troubles qu'ils continuent à ignorer ?
Sculptures vibratoires
Peter Flemming,
"Instrumentation",
2011, source
Conception Photo.
C'est en traversant la rue Sainte Catherine que l'on se rend aux galeries d'art contemporain du Belgo où est localisé un autre partenaire de la BIAN : le Centre des arts actuels
Skol.
Peter Flemming y a disposé quatre sculptures de grandes tailles qui ne sont autres que des haut-parleurs résolument low-tech puisqu'apparemment non amplifiés. Le titre "Instrumentation" de cette installation sonore faite d'objets détournés prend tout son sens lorsque l'on pénètre dans la pièce adjacente. Car c'est là que les sons émergent d'un étrange instrument. Des cordes à piano y sont mises en vibration par un dispositif complexe où capteurs et actionneurs côtoient des objets de récupération. La musique de bruits qui se joue dans le temps de notre écoute semble avoir été composée, la machine se chargeant d'y injecter sa part d'aléatoire et le bois, comme dans l'autre pièce, est prédominent. La démesure des haut-parleurs, cette musique de bruits non amplifiée, la prédominance du bois, tout ici nous évoque l'audace d'une autre époque, celle de l'artiste inventeur Luigi Russolo et ses "Intonarumori" de 1913.
La musicalité du nombre
Zimoun,
"Prepared dc-motors
on cardboard", 2012,
source Paul Litherland.
Il convient de s'élever quelque peu dans les hauteurs de Montréal pour se rendre au centre
Oboro dont l'une des galeries a été partiellement recouverte de cartons par l'artiste suisse
Zimoun. Et à chaque module son moteur à courant continu et sa tige métallique terminée par une boule de liège. A distance, on croirait entendre l'écho d'un tonnerre lointain. En s'approchant, les motifs sonores générés par cette multitude de dispositifs évoquent davantage une pluie de grêle. La somme de tous ces battements est constante, mais elle est aussi évolutive selon nos positions dans l'espace. Observer un instrument, tout comme dans la fosse d'un orchestre, c'est l'entendre, quand le quitter des yeux c'est en perdre le son. Ce son qui participe humblement du chaos sonore dont il émerge toutefois un rythme, précisément ici et maintenant. Quand il est encore quelques battements d'avance ou de retard. Après un temps, il semble que tous tendent pourtant à s'accorder, à moins que notre perception ne soit altérée par notre désir, même inavoué, d'ordonner le chaos.
Révolutions perpétuelles
Jean-Michel Albert
& Ashley Fure,
"Tripwire", 2011.
Une exposition entière est venue de la région Île-de-France pour participer à cette première BIAN. Elle s'intitule "Out of the Blue/Into the Black" et est présentée à l'ancienne école des Beaux-Arts. C'est là que les vingt-quatre cordes de l'installation lumino-cinétique et sonore "Tripwire" de
Jean-Michel Albert et
Ashley Fure ne cessent de tourner verticalement. Et leurs révolutions dans l'espace produit autant de formes. Nous savons qu'il ne s'agit que de lignes, mais nous y voyons des objets comparables à ceux que l'on obtient au sein d'application 3D. L'installation semble figée dans le temps, bien que la composition sonore soit là pour nous avertir quant à ses possibles mutations. Car "Tripwire", à bien y regarder, n'est faite que de transitions, allant d'une pose à l'autre. La relative instabilité des sinusoïdes qui la compose lui confère une souplesse que le temps ne fait qu'étirer. Quant aux lumières, elles participent du spectacle que l'on pourrait qualifier de pré ou post cinématographique.
Descente infernale
Ulf Langheinrich,
"Hemisphere", 2006.
La Société des Arts Technologiques (
SAT) s'est récemment doté d'un dôme, d'une Satosphère qu'
Ulf Langheinrich a recouvert d'images le temps de donner sa performance audiovisuelle intitulée "Hemisphere". Le bruit, d'une chaleur intense, dans l'image comme dans le son, est une des composantes essentielles de cette création datant de 2006 bien qu'optimisée pour l'occasion. Un simple regard sur ceux qui nous entourent, confortablement couchés, totalement absorbés, suffit à nous dire l'influence de l'œuvre sur les corps comme sur les êtres. A mi parcours, la Satosphère semble s'élever, littéralement décoller, amorçant ainsi l'apparente chute sans fin de nos corps qui s'abandonnent. Images et sons participent à nous propulser vers le bas au fur et à mesure que nos chairs désormais incontrôlables s'alourdissent. "Hemisphere" est une expérience sensorielle à vivre et qui suffit à justifier la construction d'un espace écran si particulier que d'autres artistes, à l'instar de Luc Courchesne, ont déjà commencé à investir.
Une esthétique de l'oppression
Projet Eva, "Cinétose", 2011,
source Conception Photo
Quand arrive le soir, c'est à l'
Usine C accueillant le festival Elektra que le public de la BIAN et les participants au Marché International de l'Art Numérique (MIAN) se retrouvent. C'est dans la petite salle que le collectif
Projet Eva donne sa performance robotique "Cinétose". Le spectacle se déroule au-dessus de nos têtes, au travers de ce que les architectes nommeraient "faux plafond". Les dalles métalliques composant le dispositif sont comparables à des écailles dans les liens qui les unissent entre elles. Or cette peau suspendue ne tarde pas à s'animer au rythme des puissants sons métalliques qu'elle génère. La lumière filtrée par les mouvements de la bête participe à oppresser les spectateurs quand le plafond tout entier s'approche de leurs têtes. Notre espace vital est donc menacé par la machine qui se fait de plus en plus envahissante et que l'on souhaite par conséquent le moins autonome possible. Dans le public, il en est qui restent debout, bravant la menace, tandis que d'autres plus sereins s'étendent sur le sol pour apprécier le spectacle sans appréhension aucune, ou presque.
A bonne échelle
Alva Noto,
"univrs", 2012.
Durant la BIAN, le
Musée d'Art Contemporain de Montréal a offert l'un des murs de sa black box à l'artiste allemand Carsten Nicolai qui s'est empressé de l'étendre à l'infini avec un système de miroir. Et le temps d'une soirée, l'installation audiovisuelle "unidisplay" est devenue le théâtre de la performance "univrs" donnée par le même artiste, mais sous son nom de scène bien connu des amateurs de musique électronique minimale :
Alva Noto. Les sons du jour sont à peine perceptibles alors qu'ils ébranlent nos tympans durant la soirée. Les couleurs désaturées de la journée se font plus pures le soir. Quant à la lenteur inhérente à l'installation "unidisplay", elle est remplacée par des flux ininterrompus pendant la performance "univrs". Il est toutefois un point commun à ces deux œuvres qui se présentent tel des paysages de propositions sur lesquels une caméra virtuelle avance pour les magnifier, les unes après les autres. C'est donc un voyage dans l'espace comme dans le temps que
Carsten Nicolai aka Alva Noto nous propose quand les images et les sons, inévitablement enchevêtrés, évoluent au gré de séquences plus radicales les unes que les autres.
Profondes mutations
Ryoichi Kurokawa
& Novi_Sad,
"Sirens", 2012.
C'est avec la performance "Sirens" donnée par
Ryoichi Kurokawa et
Novi_Sad que le festival Elektra se termine. Dès le début, dans l'image comme dans le son, il semble y avoir plusieurs niveaux d'activité selon de multiples temporalités. Dans le détail, les médias sont d'une extrême instabilité, comme animés par d'infimes radiations perpétuelles. Avec un peu de recul, il apparaît que des fragments de corps, de monuments ou de paysages entiers se liquéfient, plus lentement. Il y a du bruit dans l'image comme il y a du grain dans le son d'une musique alliant le traitement numérique de données industrielles ou économiques à l'usage d'instruments plus traditionnels. Le monde qui s'offre à nous est un monde en transition où les métamorphoses s'enchaînent au rythme des tableaux se succédant. Et la frénésie, dans le détail, ne s'oppose nullement à la lenteur de ce qui se liquéfie, se fragmente ou se dessèche à plus grande échelle. Mais comment interpréter les recherches ces deux artistes, l'un provenant du Japon, l'autre de Grèce, deux pays en profonde mutation dans un monde en quête de solutions politiques, énergétiques et économiques durables ?
Condamnées à disparaître
Artificiel,
"Condemned
Bulbes", 2003.
Le festival Elektra est terminé mais la BIAN 2012 se poursuit jusqu'à la mi-juin. Et c'est à la Maison de la Culture Frontenac que l'on se rend enfin pour assister à une performance audiovisuelle donnée par les ampoules de 1000W, du collectif montréalais
Artificiel, dégageant plus d'énergie dans la production de chaleur que dans celle de lumière. C'est du reste la raison de leur interdiction à la vente dans un nombre croissant de pays ce qui causera, à terme, la disparition de l'installation "Condemned Bulbes". Ces ampoules condamnées émettent pourtant leurs derniers cris avant de s'allumer les unes après les autres selon une composition écrite par les membres du collectif québécois qui les alimentent avec un courant électrique spécialement traité à cet effet. Les filaments des ampoules dont on a déjà remarqué la démesure, tel les instruments d'un orchestre, entrent progressivement en vibration. Il n'y a que la pleine lumière qui les rend silencieuse, sans vibrations aucunes. Et quand elles sont toutes allumées, c'est la fin d'un spectacle qui en annonce un autre, pour encore quelque temps.
Article rédigé par Dominique Moulon pour Digitalarti, Juin 2012.