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ARS ELECTRONICA 2014
par Dominique Moulon [ Septembre 2014 ]
Les directeurs artistiques du festival Ars Electronica Christine Schöpf et Gerfried Stocker ont opté, cette année, pour le changement tant en investissant la ville de Linz autrement qu’en terme de thématique. Considérant l’art tel un catalyseur, ils nous invitent une fois encore à reconsidérer le monde pour, cette fois-ci, mieux en envisager le devenir.

clearVisages par milliers

Black Swan

Shinseungback Kimyonghun,
“Black Swan, Portrait”, 2013.

clearLéonard de Vinci conseillait l’observation des murs souillés de taches pouvant représenter « d’étranges visages ». Or c’est précisément ce que les spécialistes de la reconnaissance faciale ordonnent aujourd’hui à nos machines. La preuve par l’image se trouve à l’Ars Electronica Center de Linz où les membres du duo coréen Shinseungback Kimyonghun ont assemblé quelques visages reconnus par des algorithmes scrutant des nuages. Le plus surprenant étant que nous, humains, y voyons aussi quelques possibles incarnations. Ces mêmes artistes, à la demande des organisateurs du festival, ont investi le centre commercial avec d’autres visages que l’on croirait dissimulés par une épaisse brume. Mais la réalité est tout autre puisque ce sont les portraits de la somme des acteurs de films. La machine, dans ce cas, a automatiquement collecté les visages d’un long métrage pour les fusionner au sein d’un flou évoquant celui obtenu par Gerhard Richter d’une manière davantage analogique. Quant à l’obsession des deux artistes coréens pour les visages, elle se confirme à la visite de leur site où l’on découvre la séquence vidéo d’un miroir qui s’en détourne !

clearDes voix s’élevant

Flying Records

Ei Wada,
“Flying Records”, 2014,
source Tom Mesic.
clearEi Wada est un habitué du festival. Cette année, il présente une installation au sein de l’une des chapelles jouxtant le cœur de la cathédrale de Linz. Elle s’intitule “Flying Records” et est constituée de six magnétophones à bandes témoignant de la haute fidélité des sons analogiques d’hier. Mais leurs mécaniques ont été quelque peu augmentées de composants numériques dédiées au contrôle de l‘élévation des six ballons gonflés à l’hélium que retiennent les bandes. L’idée sous jacente à cette œuvre est d’une relative simplicité. Ce sont les ballons qui “étirent” les sons vers le haut alors que les appareils les rembobinent vers le bas. Les cliquetis des magnétophones ponctuant les sons de la voix de l’artiste, enregistrés sur chacune des bandes, participent d’une musique de va-et-vients des plus aérienne. Elle semble échapper à l’apesanteur, tout comme le gaz que contiennent les ballons. Le public est silencieux dans l’écoute de cette musique aux allures de sacré dans un lieu qui l’est tout autant. Quant à l’élévation que symbolise cette installation sonore présentée dans un tel contexte, elle s’inscrit dans la continuité du thème de l’ascension d’une histoire de l’art occidentale allant de Giotto au Greco.

clearL’art de la transparence

Loophole For All

Paolo Cirio,
“Loophole For All”,
2013.
clearLe Golden Nica en Art Interactif a été attribué cette année à Paolo Cirio pour son projet consultable à l’adresse loophole4all.com. Là-même où sont communiqués les noms des 200 000 sociétés écran provenant des données extirpées d’un serveur du gouvernement des Iles Caïman par l’artiste. Dans l’espace de l’exposition CyberArt, tout comme sur le site du projet se situant à la croisée de l’art conceptuel, du journalisme d’investigation et du monde de l’entreprise, ce dernier délivre des certificats dédiés à l’usurpation des identités de sociétés offshore. Une provocation visant à la dénonciation de l’évasion fiscale réservée d’ordinaire aux puissants que conseillent des experts fort bien renseignés par sa démocratisation. Et les spectateurs de l’Offenes Kulturhaus de se servir en choisissant avec attention les noms des entreprises qu’ils pourraient pirater à leur tour pour ne plus payer d’impôts. Paolo Cirio, de son côté, avoue avoir reçu des pressions pour retirer les noms des compagnies, n’appréciant guère cette pratique numérique de l’art contemporain. Car ce dernier, usant des méthodes ou codes de l’entreprise, révèle dans un contexte artistique ce qui d’ordinaire ne nous est pas accessible. Alors qu’aujourd’hui, rares sont les multinationales qui ne possèdent pas une filiale aux Iles Caïman !

clearUne esthétique de l’équilibre

Balance From Within

Jacob Tonski,
“Balance From Within”, 2012,
source Florian Voggeneder.
clearLa pièce robotique de Jacob Tonski qui a aussi été récompensée d’une distinction en Art Interactif s’intitule “Balance From Within”. Elle se présente sous la forme d’un canapé flottant littéralement dans l’espace de l’exposition CyberArt grâce au dispositif qui le maintien, depuis l’intérieur, en équilibre sur un pied. Le mobilier est d’époque victorienne et symbolise, selon l’artiste, les relations humaines qui s’établissent entre ceux qui s’y assoient. Il est en effet bien des décisions qui ont été prises dans de telles circonstances, où l’équilibre des relations est affaire d’écoute, d’efforts et même de concessions. L’équilibre, depuis toujours, est une valeur des plus universelle, en terme de culture comme de religion entre le Yin et le Yang ou le bien et le mal, comme en économie entre dépenses et recettes, pratiques éthiques ou non acceptables. Mais revenons sur le lieu de l’exposition où le moteur de l’appareil émet des bruits symbolisant l’effort alors que les spectateurs augmentent l’œuvre de leurs commentaires en projetant leur quête personnelle d’équilibre. Mais les technologies numériques, maintenant ici un canapé en suspension, seraient-elles de nature à favoriser l’équilibre des tensions entre les êtres comme entre les Etats ?

clearAvec détermination

Walking City

Universal Everything,
“Walking City”, 2014.
clearC'est à la séquence intitulée “Walking City” que le Golden Nica en Computer Animation a été attribué cette année. Conçu par Matt Pyke et sonorisé par son frère, Simon Pyke, l’univers de cette œuvre est d’une blancheur extrême. Un personnage, animé par Chris Perry du studio Universal Everything, s’y déplace avec détermination sur le rythme d’une musique répétitive qui, instantanément, nous entraîne avec elle. Le sous-titre de la pièce, “Architecture + Evolution + Movement” donne quelques indications supplémentaires. Architecture, en hommage à l’architecte britannique Ron Herron du collectif Archigram qui, en 1964, initiait la notion de “Walking City” au travers d’un article. Evolution, car les matériaux composant celui qui se déplace en cadence dans l’image ne cesse de s’hybrider, d’ossatures en revêtements ou particules. Mouvement, car à aucun instant nous n’imaginons que ce personnage puisse s’arrêter, tant il semble déterminé dans sa marche. Une marche qui évoque aussi celles de ceux, tout aussi déterminés, qui attirent l’attention en se déplaçant pour influer leur et/ou notre devenir. L’histoire s’écrivant aussi avec des marches, vers des villes ou contre des Etats, solitaires ou collectives.

clearReconstitution

Sound of Honda

Nadya Kirillova, Daito
Manabe,Yu Orai, Taeji Sawai,
Kosai Sekine, Kaoru Sugano,
Sotaro Yasumochi, Kyoko Yonezawa, Sound of Honda / Ayrton Senna 1989, 2013.
clearL'exposition Cyberart se termine par une séquence vidéo quelque peu inattendue dans un tel contexte. Elle a été réalisée par l’artiste et designer japonais Daïto Manabe, qui compte parmi les habitués du festival, en collaboration avec sept autres créatifs ou ingénieurs. Il s’agit de la reconstitution, par le son comme par la lumière, du fragment d’une course de Formule 1 pilotée par Aerton Senna en 1989 sur le circuit de Suzuka. Les données de l’époque ayant été préservées pour assurer cette reconstitution intitulée ”Sound of Honda / Ayrton Senna 1989”, la performance est donnée de nuit et les technologies du numérique contrôlant les déplacements simultanés des sons et lumières tout au long du circuit sont au service de l’invisible. Il n’y a ni voiture ni pilote ni enjeux, mais la course se déroule bien là. Extirpées du passé, les données de cette course font ré-émerger la machine comme la vitesse qui, en art, convoquent le futurisme italien. Le sport, au fil du temps, est devenu un sujet pour bien des artistes contemporains usant de la vidéo comme du numérique à l’instar de Philippe Parreno ou d’Harun Farocki - décédé en juillet dernier - qui avait un goût prononcé pour les reconstitutions.

clearVisions acoustiques

Acoustical Visions

Bill Fontana,
“Acoustical Visions of
the Golden Gate Bridge
for the 75th Anniversay,
San Francisco”, 2012.
clearPassant d’un corps de bâtiment à l’autre, sans toutefois quitter l’Offenes Kulturhaus, on pénètre au sein de l’exposition personnelle consacrée à l’artiste sonore Bill Fontana. Rompu dans l’usage comme dans le détournement de monuments architecturaux et autres ouvrages d’art, il s’est récemment focalisé sur le pont de San Francisco. Et c’est en 2012 qu’il a placé une caméra accompagnée d’un dispositif de captation sonore au sein du tablier du Golden Gate Bridge afin d’en extraire une “vision acoustique”. Le plan est fixe, mais il est toutefois quantité d’événements audiovisuels qui rythment l’image. Parmi lesquels on remarque les ombres ou cliquetis consécutifs aux passages des véhicules empruntant le pont pour traverser la baie. Sans omettre les sons graves ou lointains des cornes de brume à l’évidente musicalité. Ces mêmes événements, qu’ils soient contraints dans le cadre de l’image ou qu’ils proviennent d’un ailleurs, cohabitent dans cette “Vision Acoustique du Golden Gate Bidge”. Tous, du simple fait de leur répétitivité, participent à maintenir les spectateurs dans un état d’attente sans véritable suspens. La tension inhérente à la non-mobilité du cadre est comme “atténuée” par une multitude de micro-événements.

clearDu dedans

Ninety six

Nils Völker
“Ninety six”,
2014.
clearEnfin, il y a l’exposition Höhenrausch où l’on découvre notamment l’installation robotique “Ninety Six” de Nils Völker. Le titre ne nous informe guère sur la nature de l’œuvre mais nous communique toutefois le nombre de ses composants ou modules : des sacs en plastique uniformément gris-bleu et dédiés d’ordinaire à l’emballage d’ordures ménagères. Ceux-ci recouvrent intégralement le mur du fond de l’environnement de l’œuvre. Alternativement, ils se gonflent et se dégonflent en dessinant des vagues qui donnent une allure organique à l’espace de cette pièce de l’Offenes Kulturhaus. Nous ne sommes pas face à une œuvre, mais l’observons du dedans de l’organe qui la constitue. Inconsciemment, nous adaptons notre souffle au rythme de ses respirations artificielles au point que nous ne faisons plus qu’un avec l’œuvre. Notons pour terminer que cet artiste berlinois est nominé pour le Prix Cube dont l’exposition se tiendra prochainement à l’Espace Saint-Sauveur de la ville d’Issy-les-Moulineaux, en Ile de France.

clearArticle rédigé par Dominique Moulon pour MCD, Septembre 2014.


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