BIENNALE DE LYON 2015
par Dominique Moulon [ Octobre 2015 ]
Directeur Artistique de la Biennale de Lyon, Thierry Raspail a confié le commissariat d’exposition à Ralph Rugoff. Le titre qui a émergé de leurs échanges pour cette treizième édition, La vie moderne, fédère un grand nombre de lieux dont le Musée d’art Contemporain, celui des Confluences et la Sucrière où l’on retrouve, comme chaque année, des œuvres d’exception.
L’aura
Céleste Boursier-Mougenot,
“Aura”, 2015.
Céleste Boursier-Mougenot, déjà consacré à Venise, se devait d’être présenté à Lyon cette année. Et c’est avec une pièce intitulée “Aura” qu’il a investi le rez-de-chaussée de
La Sucrière. Localisée au centre sous la forme d’une batterie, elle s’inscrit dans la continuité d’“Averses” (2014) qui recevait des ondées lorsque des rayons cosmiques entraient dans son champ. Avec “Aura”, ce sont les visiteurs qui déclenchent des pluies aléatoires de noyaux de cerises au travers des champs magnétiques qui, tous, nous enveloppent puisque nous sommes porteurs de téléphones cellulaires. D’un point de vue strictement sonore, les solos qui se suivent sans jamais se ressembler sont comparables aux plus extrêmes des solos de batterie. Artiste du son s’il en est, Céleste Boursier-Mougenot aime les techniques propices à la non prédictibilité au point de ne pas les dissimuler. Quand elles lui servent à préserver l’aura - telle que Walter Benjamin l’a définie - des œuvres qu’il ne peut prédire avec exactitude.
La triche
Julien Prévieux,
“Petite anthologie
de la triche”, 2015.
La “Petite anthologie de la triche” de
Julien Prévieux a été spécifiquement conçue pour cette Biennale. Tous les objets qui y sont présentés, sur des gradins évoquant la présence des spectateurs que l’on entend parfois huer, illustrent les relations tumultueuses que les fédérations sportives internationales entretiennent avec l’innovation technologique. L’artiste y adopte tant la posture du chercheur traitant des aléas du sport que celle du conservateur ayant réuni les objets (un vélo, une batte de baseball, des balles de golf, etc.) de scandales historiques. La lumière blanche qui illumine successivement ces mêmes accessoires illustre littéralement les coups de projecteurs qu’ont portés des journalistes sportifs. Plus généralement, cette installation traite de l’ambiguïté de notre relation aux innovations quelles qu’elles soient, dans les domaines de l’enseignement, de l’industrie ou de l’économie. Car elles précèdent les règles qu’elles nous incitent à reconsidérer. Quand ce sont, bien au-delà de l’éthique, ceux qui les contournent qui participent aussi à en préciser les contours.
Effets personnels
Simon Denny,
The personnal effects
of Kim Dotcom”, 2014.
C'est précisément le 20 janvier 2012, sur les conseils avisés du FBI, que les policiers néo-zélandais se rendent à l’appartement de Kim Schmitz alias Kim Dotcom. Ils y saisissent alors ses effets personnels car il est notamment accusé de violation de propriété intellectuelle. Ce qui ne surprend guère lorsque l’on sait que ce dernier est aussi le fondateur de la plateforme d’échange de fichiers en ligne Megaupload fermée le 19 janvier 2012 par la justice américaine. L’installation “The personnal effects of Kim Dotcom” de l’artiste d’investigation Simon Denny regroupe quelques véhicules entre autres objets d’art ayant appartenu à l’homme d’affaire à l’aura de hacker. On ne peut donc plus, par conséquent, caresser la carrosserie d’une voiture ayant acquis le statut d’œuvre d’art. Durant que c’est encore une innovation majeure s’il en est, l’Internet, qui incite les états sous pressions des lobbies d’une industrie culturelle internationale à reconsidérer les contours des lois censées protéger les œuvres de l’esprit en nous en interdisant l’accès “en un clic”.
Renversement
Hicham Berrada,
“Mesk-ellil ”, 2015.
Du jasmin, qui déjà parfumait l’antiquité, il existe plus de deux cent variétés dont le musc de la nuit nommé ainsi car il ne libère ses senteurs que pendant notre sommeil.
Hicham Berrada en a placé dans des terrariums disposés à l’étage de la Sucrière. Mais il a dû inverser le cycle circadien qui lui est propre en faisant du dispositif olfactif “Mesk-ellil” une installation lumineuse afin que le public de la biennale puisse s’en délecter pendant la journée. Le protocole est scientifique. De nuit, les plantes sont illuminées d’un éclairage horticole simulant le soleil. En journée, elles baignent dans une obscurité bleutée. C’est par conséquent en agissant sur son environnement, dont il fait partie intégrante, que l’artiste active l’œuvre. Son action sur les plantes, bien qu’indirecte, est des plus radicale. Ce qui n’interfère en rien avec la poésie qui s’en dégage. La prouesse technique de l’artiste, aux antipodes des exploits technologiques de l’industrie des fleurs coupées, nous renvoie à celle des architectes des jardins suspendus de Babylone.
Anticipation
Michel Blazy,
“Pull over time”,
2015.
Michel Blazy, quant à lui, a suspendu des jardins miniatures (”Pull over time”) sur les balcons de la Sucrière où des plantes émergent des rebus électroniques de nos décharges contemporaines. Victimes d’une obsolescence programmée de longue date par les responsables des départements marketing des entreprises high-tech de l’image et du son, ordinateurs portables, lecteurs vidéo, appareils photographiques, casques audio et imprimantes à jet d’encre sont réinvestis par une nature verdoyante comme le sont naturellement les épaves des navires dans les fonds marins. Mais le message ici est ambigu. Car si l’on se réjouit à l’observation d’une nature en puissance, on ne peut par la même occasion s’empêcher de penser au monde qui pourrait nous perdurer. Le développement du vivant, dans ce cas, ne serait que la conséquence d’une fin programmée elle aussi. D’une catastrophe dont nous avancerions inlassablement l’échéance comme dans les pires scénarios de littérature ou du cinéma d’anticipation.
Sous la terre
Nina Canell,
Mid-Sentence,
2015.
Dans le milieu des années 1980, le président François Mitterrand avait utilisé le terme “câblé” à la télévision pour dire à quel point il était moderne. Aujourd’hui, la modernité consisterait davantage à se passer de toute connectique en utilisant le cloud. Mais c’est pourtant des câbles de toutes les formes et aux couleurs entremêlées (“Mid-Sentence”) que l’artiste
Nina Canell nous présente dans cette biennale intitulée “La vie moderne”. Sans pour autant que l’on sache ce qu’ils ont transportés, de l’électricité ou des données. Mais peu importe lorsque Jeremy Rifkin nous annonce que la troisième révolution industrielle se concrétisera à la croisée des énergies renouvelables et des technologies internet. Toujours est-il que jamais nous n’avons été aussi dépendants des câbles qui, au fond des océans comme sous la terre, raccordent les data center de nos données personnelles. Les câbles dont on observe les coupes et auxquels l’artiste a consacré un livre aux allures de planches anatomiques, en réalité, nous sont essentiels. Nous en dépendons comme nos organes dépendent de nos veines et artères.
Archéologie
Grégory Chatonsky
& Dominique Sirois,
“Laocoon II ”, 2015.
A quelques pas de la Sucrière, il y a l’
Espace Verney Carron où sont présentées les œuvres de l’exposition “Oxi More On” dont le commissariat a été assuré par Alexis Jakubowicz et Philippe Riss. On y retrouve des assemblages de câbles entrelacés, mais en creux cette fois-ci. Car les artistes
Grégory Chatonsky et
Dominique Sirois en ont effectués des moulages comme on le fait en archéologie. Intitulée “Laocoon II”, l’œuvre fait référence à celui qui affronta les serpents en faisant malencontreusement corps avec eux. Mais n’est-ce pas cet entrelacement qui fit le succès de la sculpture antique de la collection vaticane ? On reconnaît les embouts des câbles que figurent les fragments de “Laocoon II” car ils font partie intégrante des appareillages auxquels nous nous interfaçons quotidiennement. Une question émerge alors : comment notre dépendance aux technologies qui sont celles de notre “vie moderne” pourrait-elle être interprétée par les archéologues du futur ?
Article rédigé par Dominique Moulon pour MediaArtDesign.net, Octobre 2015.